Pour un laisser-faire citoyen – Entretien avec Francis Pisani

Francis Pisani est journaliste et s’intéresse de près aux mutations de la ville. Convaincu que l’amélioration de nos villes et de la démocratie locale est un enjeu technologique et social majeur, il s’est lancé dans une série d’enquêtes – un tour du monde en plusieurs étapes nommé Voyage dans les villes intelligentes. Entre Datapolis et Participolis – sur les villes intelligentes ou qui s’engagent dans cette voie. Nous l’avons rencontré pour bénéficier d’un éclairage international sur les transformations en cours.

Intelligente, durable, humaine, les épithètes pour qualifier la ville sont nombreux. Pour vous, quelles réalités recouvre le terme de « smart city » ?

Francis Pisani : La smart city est un bon terme marketing et on a du mal à y échapper. On a commencé à parler des villes intelligentes avec la technologie, IBM et Cisco. Depuis il y a eu un glissement et cela englobe d’autres réalités : villes collaboratives, villes résilientes… Je rejoins Jean-Louis Missika, adjoint à la maire de Paris qui qualifie l’expression de pléonasme, les villes sont peut-être ce que nous avons fait de plus intelligent depuis le début de l’humanité. Avec mon dernier ouvrage, Voyage dans les villes intelligentes : « entre Datapolis et Participolis », j’invite à penser la ville en termes de tension avec d’un côté l’intelligence artificielle et de l’autre l’intelligence participative. On ne peut se priver d’aucune forme d’intelligence. Dans les deux cas, la technologie nous fournit des outils : des capteurs pour recueillir de la data et des mobiles pour permettre aux citoyens de participer. Pour être plus juste, il faudrait trouver un moyen de rendre visible le processus.

La smart city est un bon terme marketing et on a du mal à y échapper.

La ville est d’ailleurs souvent comparée à un organisme vivant qui bouge, partage, échange. Faute de définition, la bonne réponse consisterait-elle à trouver un moyen de mesurer son évolution ?

F.P : La question de la mesure manque beaucoup parce qu’elle est très complexe lorsqu’on l’applique au champ de l’innovation. J’aime beaucoup l’analogie à la forêt tropicale pour parler de l’innovation : là où la production est contrôlée et mesurée, l’innovation est bordélique, comme les mauvais herbes. Il est nécessaire de changer le processus d’évaluation pour ne pas passer à côté d’innovations sociales fondamentales qui pour autant n’apportent pas un retour sur investissement mesurable.

En outre, la ville, comme objet de mesure, pose problème. La notion première est celle de municipalité mais personne n’habite une municipalité, on passe notre temps à naviguer. D’ailleurs, une des limites de la démocratie en ville est qu’elle permet de voter dans l’endroit où l’on passe le moins de temps : là où l’on dort, et non là où l’on travaille.

Il est nécessaire de changer le processus d’évaluation pour ne pas passer à côté d’innovations sociales fondamentales qui pour autant n’apportent pas un retour sur investissement mesurable.

Que peut-on attendre des villes face aux États-Nations vieillissants dans les prochaines années ?

F.P : Nous affrontons actuellement des crises climatique et politique. Dans une vision optimiste, la ville peut mieux aborder ces deux problèmes que l’Etat Nation. Elle n’est pas mieux armée mais si on ne les résout pas au niveau de la ville, on ne les résoudra jamais au niveau de l’Etat Nation en raison de l’importance de la contribution des villes à la détérioration de l’environnement.

Les villes sont aussi plus proches de ceux qui la composent et partout la participation citoyenne prend de l’ampleur. Et je ne parle pas de la récolte des données par les entreprises. Il n’y a participation que lorsque celle-ci est liée au pouvoir, à l’orientation des processus sociaux et au design de la ville.

Il y a beaucoup de gens qui font sans demander l’autorisation ou le soutien des municipalités. Malheureusement, celles-ci manquent de canaux de pour se tenir informées. A Montpellier, j’ai demandé à la mairie de me parler des actions menées en collectif par des citoyens pour transformer l’espace public et on m’a répondu qu’il n’y en avait pas. En parallèle, une journaliste m’a dressé une liste de 25 initiatives de ce type.

Ensuite, il y a de nouvelles collaborations à imaginer, un espace de coopération à développer entre privés et publics. Nous aurions intérêt à adopter la formule PPP, en adaptant la formule anglophone au français : partenariats public, privé, population. Il est souhaitable que l’institution ne soit plus la seule source de financement des projets. Il y a déjà des initiatives dans ce sens, y compris pour des dépenses d’infrastructures : par exemple, à Rotterdam, un pont a pu être financé par le crowdfunding.

Il n’y a participation que lorsque celle-ci est liée au pouvoir, à l’orientation des processus sociaux et au design de la ville.

Le monde du travail est en pleine mutation : on va vers un monde où l’on sera peut-être moins salarié dans une grande entreprise et plus autonome, plus entrepreneur. Les opportunités se créent alors à travers les réseaux, les espaces comme le coworking… Quel rôle peut jouer une municipalité pour libérer un maximum d’opportunités sans oublier de réduire des inégalités ?

F.P : L’innovation englobe quatre grandes notions : espaces ouverts, diversité, prise de risque et désobéissance. Et ces quatre principes s’appliquent parfaitement à ce qui peut être fait dans les villes. Ouvrir les espaces, la ville de Tel Aviv l’a fait par exemple. En complément d’une plateforme de discussion, la municipalité de Tel Aviv a rendu accessible des locaux de la ville à certains créneaux de la journée pour que les habitants puissent s’y rassembler, développer des activités.

L’espace Darwin à Bordeaux illustre bien la désobéissance, ce projet a suscité et suscite encore des tensions mais il a fini par trouver sa place. Il s’agit alors pour la municipalité d’adopter une posture ouverte et de laisser faire les gens qui expérimentent, innovent.

Il faut également poser la question de la formation : il y a des enfants qui ont chez eux du haut débit en permanence et d’autres qui ont accès à un ordinateur une fois par semaine dans leur école. La technologie n’étant ni bonne, ni mauvaise, ni neutre, il est temps de penser à la question suivante qui est comment peut-on s’organiser avec ? Il faut alors faire attention aux conditions de l’accès et à la capacité d’utilisation de ces nouveaux outils technologiques. La démarche du président Lula, au début de son premier mandat, visant à installer des ordinateurs dans les écoles et offrir des formations aux élèves est un excellent exemple de ce qui peut être fait.

Cela dessine un rôle pour l’institution qui est différent de son rôle historique. Comment envisager cette transition d’un point de vue culturel ?

F.P : Dans un premier temps, Il faut reconnaître qu’il y a de la bonne volonté dans beaucoup de municipalités. Le principal frein au changement tient à notre mentalité, notre relation à l’entité publique. Pour que son rôle évolue, elle doit avoir en face d’elle des citoyens émancipés. Malheureusement en cas de problème, notre premier réflexe reste de demander à l’institution de les résoudre. Alors qu’il faut parfois faire les choses sans demander la permission et ne pas prendre la réglementation comme prétexte à l’inaction. La loi est faite pour changer et la loi change.

Je pense à Ono Purbo, un indonésien que j’ai rencontré à Djakarta. A l’aide d’un wok, la poêle traditionnelle de l’Asie du Sud-Est, d’un tube PVC et d’une clé USB il a créé un point d’accès Wifi dont pouvaient profiter plusieurs maisons de son quartier. C’était tellement perturbant que l’armée est intervenue dans l’université où il avait mis au point son prototype.

Il y a partout des gens qui font et qui ne demandent qu’à être écoutés. Pour accélérer la transition, il y a donc avant tout une logique à renverser pour passer du contrôle à l’ouverture. L’idéal étant un mélange de push et de pull.

Le principal frein au changement tient à notre mentalité, notre relation à l’entité publique. Pour que son rôle évolue, elle doit avoir en face d’elle des citoyens émancipés.

Est-ce que vous voyez des évolutions dystopiques possibles de ces logiques de participation et d’ouverture ?

F.P : Cela fait longtemps que l’on sait que les technologies de l’information peuvent être utilisées pour faire le mal et la dystopie a de bonnes chances de faire partie du tableau. La logique de transparence a elle aussi ses limites comme l’a justement fait remonter Lawrence Lessig, fondateur de Creative Commons, dans un papier intitulé « Contre la transparence  ». Il expose les risques liés à une logique d’ouverture sans questionnement sur sa finalité. Si l’on ne prend pas en compte les limites comportementales humaines, et que l’on décide d’ouvrir les données parlementaires et gouvernementales, on établira des machines à créer de l’incompréhension, puis des mécaniques de ressentiment incontrôlables au sein de la société en lieu et place de la surveillance citoyenne souhaitée. C’est en ayant conscience des déviances possibles et en débattant que l’on augmente nos chances de les éviter.

 

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Via un article de Helene Vuaroqueaux, publié le 2 avril 2017

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