Bibliothèques de rue pillées : comment on arrête la casse ? (indice : à grands coups de Commun)

Des petits malins peu scrupuleux s’en prennent aux maigres stocks des biblioboîtes et embarquent le tout pour mieux les revendre chez les bouquinistes et autres libraires d’occasion. Ce qui nous apprend plusieurs choses.

D’abord, parce que bénéfice du doute oblige, que la nécessité peut parfois pousser à aller chercher la subsistance là où elle se trouve. Ensuite, que la cupidité sommeille aussi dans notre part la plus sombre et que certains y cèdent plus facilement que d’autres. Enfin, que la fameuse « Tragédie des Communs » n’est pas une légende : une ressource abondante mise en commun pour le bien de tous peut parfois être pillée au profit de quelques uns. C’est pas joli, certes, mais ça existe. Demandez à Nestlé ce qu’ils pensent de l’eau en bouteille.

Bien sûr, ce genre de « tragédie » nourrit les discours les plus sécuritaires et alarmistes de ceux qui assimilent toute forme de partage à du piratage et voudraient nous coller des antivols partout. Voyez, on vous l’avait bien dit, les gens tu leur donnes ça et ils prennent tout ça, on peut pas leur faire confiance. » Résultat, aux Etats-Unis, la fondation Little Free Libraries fournit désormais aux partageurs pillés des « kits » de tampons encreurs pour identifier l’origine charitable des livres disposés dans les boîtes à lire, afin que les profiteurs aient plus de mal à les revendre. Peine perdue, à mon humble avis : on ne dissuade pas facilement une personne motivée à nuire et qui a le temps de le faire. Les livres continueront d’être revendus, et la colère poussera même certains, dégoûtés, à fermer leurs biblioboîtes purement et simplement.

Mais ce n’est pas comme ça qu’on y arrivera. Parce qu’en fermant les boites à lire, ce sont les profiteurs qui gagnent. Leur nuisance est reconnue, pour ainsi de couronnée. À côté de chez moi, une cabane a partage a fermé également, sans doute victime de la dégradation de trop. Le découragement avec fermeture à la clef est une réponse immédiate et « efficace » en son genre, mais elle ne fait que reporter le problème ailleurs.

Si nous envisageons la culture, et donc les livres et plus généralement la littérature et le savoir, comme des biens communs utiles à l’élévation de l’humanité tout entière, alors nous devrions aller au bout de la démarche.

Les pilleurs s’adonnent à leur hobby favori car, même à un prix dérisoire, ils peuvent monnayer les livres. Ils en tirent un prix. Mais prix et valeur sont deux choses différentes. Pour ma part, j’ai tendance à considérer ce qui appartient au champ des biens communs comme des choses sans prix, mais avec une valeur immense pour ne pas dire infinie : par exemple l’eau de pluie, l’océan, l’air que nous respirons, la forêt et le principe de photosynthèse, la faune et la flore, toutes ces choses ont une valeur inestimable car bien trop importante pour notre (sur)vie même. Ce sont souvent des choses que l’on trouve en abondance, que l’on ne prend même plus la peine de regarder tellement on est habitué à leur présence, mais sans lesquelles notre existence ne serait pas la même. De manière générale, il est difficile de poser un prix sur des choses à valeur infinie : j’ai toujours trouvé étrange de vendre un chiot ou un chaton, un animal en général. Comment peut-on dire qu’un être vivant « coûte » quelque chose ? Je pense que la vie ne devrait pas avoir d’étiquette de prix. De la même manière, difficile de mettre un prix sur un litre d’eau de pluie, c’est virtuellement gratuit… mais on trouve quand même des entreprises pour la faire payer — parfois même, ironiquement, au prix fort. Alors quid des livres et de la culture ? Si on considère la culture comme un Commun, un bien utile à l’élévation de l’humanité et à ce titre protégée de la marchandisation à outrance, alors il faut qu’elle se trouve en abondance pour un prix proche de zéro. C’est le principe des Little Free Libraries. C’est aussi à ce principe que les pilleurs s’attaquent, en déviant la source à leur profit : les livres sont des biens matériels, ils ne sont pas reproductibles à l’infini pour un coût proche de zéro.

Mais dites donc, ce ne serait pas le principe du livre numérique, ça, un objet de culture livresque reproductible à l’infini pour un coût proche de zéro ?

Pour aller au bout du concept de Little Free Library, chaque biblioboîte devrait à mon sens disposer aussi d’une « Pirate Box » (qu’on connait aussi sous le nom de Bibliobox ou Librarybox en France, notamment quand elles sont présentes en bibliothèque municipale) ouverte à tous. Chacun serait libre de se connecter en wifi (local) avec son smartphone, son ordinateur portable, sa tablette, etc pour y télécharger le contenu déposé par les utilisateurs eux-mêmes. On pourrait y trouver des livres sous licence libre, la boucle serait bouclée et la tragédie évitée : la ressource serait inépuisable, donc sa « monnayabilité » s’écroulerait, et sa valeur intrinsèque tutoierait ainsi les cieux.

Il existe de nombreux tutoriels en français pour fabriquer des Bibliobox et autres Piratebox (par exemple ici ou ici). C’est très facile. Moi-même j’ai réussi à en fabriquer une, c’est dire.

Alors, la culture vraiment envisagée comme un Commun… on s’y met ?

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Via un article de Neil Jomunsi, publié le 23 octobre 2016

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