Culture du rant : comment Twitter veut que vous restiez énervés

Un court article pour vous faire partager une pensée qui m’a frappée tandis que je m’embourbais dans un énième tweetstorm — comprenez : ces monologues ou échanges parfois très houleux visant à défendre telle cause ou à dénoncer telle injustice, auxquels une foultitude de gens viennent se joindre parfois jusqu’à la cacophonie. J’avais décrit dans un précédent article les difficultés qu’internet rencontre à gérer sa colère, partant du principe que le réseau n’était que le reflet d’une tendance générale à l’emportement, au jugement hâtif et au bashing. Mais force est de constater que ça va peut-être plus loin qu’un simple problème de gestion de nos émotions en ligne.

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Le ver est dans la pomme

On a coutume de dire que les outils sont neutres, assertion avec laquelle je ne suis pas nécessairement d’accord. D’accord, une arme peut être utilisée pour dissuader, pour maintenir la paix ou pour faire la guerre, mais elle a une fonction première : celle de tuer. Certes, on peut s’en servir pour planter un clou, mais avouez que c’est plus facile (et moins dangereux) avec un marteau. De la même manière, je crois que les réseaux sociaux ne sont uniquement ce que nous en faisons : ils sont aussi ce qu’ils sont intrinsèquement, ce pour quoi ils ont été conçus et programmés.

Alors que Twitter s’apprête à réunir un conseil d’administration pour décider de l’avenir de la société, il n’est pas inutile d’essayer de comprendre quelle est aujourd’hui la finalité d’un réseau social. Non, ce n’est pas de rester en contact avec ses amis ou de discuter végétarisme ou allaitement avec des inconnus — en tout cas pas du point de vue de l’entreprise. Le but du réseau social, c’est de vous faire interagir, de multiplier le nombre de pages vues, de vous garder captif de son écosystème afin de vous proposer un maximum de publicités ciblées pertinentes (c’est comme ça qu’il se monétise).

Depuis quelques jours, je vois passer sur Twitter un hashtag récurrent : #ModèreCommeTwitter. Les usagers l’utilisent pour dénoncer un système de modération jugé injuste. En effet, le réseau social n’hésite pas à supprimer les comptes qui enfreignent le copyright des Jeux Olympiques en partageant des GIF animés par exemple, ou des comptes signalés en masse par la « fachosphère » uniquement dans le but de museler une parole, mais il se révèle souvent plus tolérant avec les propos racistes, homophobes, transphobes, etc : les usagers ayant signalé lesdits propos reçoivent alors des mails leur indiquant que « Twitter ne les juge pas contraire à ses conditions d’utilisation ». De quoi se poser des questions.

Alors quel est le rapport ? Eh bien je pense que d’une manière ou d’une autre, de façon volontaire ou par une inadvertance coupable, Twitter fait « exprès » de laisser ces comptes en activité. Enfin, disons qu’il ne fait pas exprès. Disons qu’il s’agit là d’une externalité positive, un effet secondaire qu’on n’avait pas prévu, mais qui se révèle bénéfique. Je m’explique.

À chaque fois qu’un tweet vous énerve et que vous répondez, vous déclenchez une réaction en chaîne dans votre cerveau : vous appuyez sur une gâchette. Cette gâchette déclenche des sursauts de dopamine, l’hormone de la récompense qui est sécrétée à chaque fois qu’une petite pastille rouge de notification apparaît, et d’adrénaline. Plus vous débattez de sujets controversés, plus vous vous énervez, plus vous participez aux conversations, plus vous recevez de notifications, plus votre cerveau s’emballe, plus vous guettez l’afflux de nouvelles notifications, plus votre cerveau se gonfle de dopamine. Et un bon réseau social dans une économie de l’attention comme la nôtre, c’est un réseau social qui fait couler la dopamine à flots.

Alors je me dis, quel est l’intérêt de Twitter là-dedans ? Pour garder ses utilisateurs captifs, il a tout intérêt à ce que chaque fois que quelqu’un se connecte, il reçoive une quantité suffisante de dopamine pour rester connecté un peu plus longtemps. Il a donc tout intérêt à ce que circulent un maximum de tweets propices à la controverses. Pourquoi suspendre un compte homophobe ou raciste dès lors qu’il peut générer des milliers de tweets courroucés en retour ? Je ne crois pas Twitter cynique au point d’en avoir fait un axe de développement, mais je pense qu’il s’agit là d’une externalité positive qui a dû être abordée en interne plus d’une fois. Plus ça cause, mieux c’est : donc autant laisser les gens s’énerver, ça ne fait que renforcer le réseau (d’autant qu’aux États-Unis, on ne plaisante pas avec le concept de liberté d’expression — par contre, préparez-vous à courir si vous enfreignez le copyright d’une grosse société).

Parce que oui, la dopamine peut se transformer en une drogue très puissante. Les sportifs et les accros aux réseaux sociaux (comme moi) le savent bien.

Alors oui, les réseaux sociaux sont ce que nous en faisons. Mais nous sommes aussi ce que les réseaux sociaux, par leur architecture même, font de nous. Attention donc à ne pas devenir une génération enragée pour des raisons purement mercantiles. Twitter a beaucoup changé ces dernières années : c’est devenu un espace de discussion à fleur de peau, où tout peut être rapidement monté en épingle et sujet à controverse. Jusqu’à présent, je mettais cela sur le compte d’une évolution sociétale irréversible. À bien y réfléchir, nous sommes peut-être — tous autant que nous sommes — comme un drogué qui n’est capable que d’une chose : creuser chaque jour un peu plus son addiction.

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Via un article de Neil Jomunsi, publié le 28 septembre 2016

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