Je plagie, tu plagies, nous plagions : décorticage d’une hypocrisie

Je ne vais pas parler de ce que les artistes doivent à ceux qui les ont précédés. Tous sans exception, nous nous sommes construits en empruntant des chemins tracés par d’autres. Nous bâtissons nos maisons avec des briques que des créateurs morts depuis longtemps ont façonnées. C’est un fait que personne n’osera contredire : le domaine public regorge d’artistes dont le travail nous a inspirés – et nous ne nous en cachons pas, ou si peu. Quand Dan Simmons écrit Ilium, il rend hommage à Homère en plaçant son Iliade dans un contexte futuriste. Quand Josh Whedon écrit Buffy contre les vampires, il utilise la figure du revenant romantique telle que l’ont créée Polidori, Le Fanu et Stocker. Quand Baz Luhrmann remixe à la sauce MTV le Roméo et Juliette de Shakespeare, il utilise un matériau intemporel pour l’ancrer dans sa propre époque.

Le domaine public est pour beaucoup d’entre nous un réservoir d’idées – et c’est un peu ce qu’il est, contribuant à fabriquer la culture collective qui flotte au-dessus de nos têtes et nous traverse en permanence. Il ne viendrait d’ailleurs à l’idée de personne de dire que l’on « pille » le domaine public. Personne n’affirmera que Whedon a plagié Bram Stocker ou que Luhrmann a tout volé à Shakespeare, parce que ces auteurs sont dans le domaine public. Pourtant, il suffit d’emprunter une phrase, de s’inspirer d’un élément, même lointain, d’une œuvre plus récente (qui s’inspire pourtant elle-même de tout un tas d’éléments tirées de cette culture collective), pour qu’aussitôt s’abattent sur l’auteur concerné les foudres du plagiat. Le droit d’auteur tel qu’il existe aujourd’hui permet de ridiculiser (le droit de parodie, qui autorise par exemple quelqu’un à se moquer d’un livre en le détournant), mais pas de rendre hommage ou de s’inspirer. Les fan-fictions, sauf autorisation expresse des détenteurs des droits de l’œuvre originale, sont interdites à la commercialisation, et leur publication gratuite sur le net n’est le plus souvent que tolérée. La peur de l’emprunt, du vol, du plagiat, pousse les jeunes artistes à barder leurs publications de mentions légales « Tous droits réservés » par crainte que l’idée du siècle leur soit volée. On ne peut pas vraiment les en blâmer : la best-sellerisation de l’industrie les a conduits à penser qu’ils étaient peut-être assis sur une mine d’or (alors qu’en réalité les livres les plus vendus et les films les plus regardés sont aussi bien souvent les moins originaux, les plus aptes à plaire au plus grand nombre). Mais ce n’est pas mon propos ici.

Qu’est-ce qui fait qu’il est correct de s’inspirer de Shakespeare, mais pas de Jean d’Ormesson ? Qu’est-ce qui fait qu’on peut affirmer avoir repris Rousseau de À à Z, mais qu’il soit honteux (et illégal) d’avoir repris une simple idée au moindre roman contemporain ? La réponse qu’on me fait est souvent la même : ces histoires sont dans le domaine public. Certes. Mais cela signifie que notre conception de l’originalité artistique se situe uniquement sur un plan juridique, ce qui vous en conviendrez n’est pas très glorieux. Si mon œuvre « inspirée » paraît la veille de l’entrée de son inspirateur dans le domaine public, je suis un plagiaire. Le lendemain, je lui rends hommage. Étrange conception de l’originalité artistique.

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Il est bien sûr question d’argent, l’originalité artistique supposée servant avant tout à assurer l’exclusivité d’une exploitation. Et ce n’est pas un drame en soi : après tout, comme on me l’a glissé en aparté sur Twitter, la différence entre auteurs contemporains et auteurs du domaine public est que les uns sont vivants et les autres morts. Ce n’est pas rien. Les morts n’ont pas de facture à payer. Alors que moi oui. Mais dans ce cas, un auteur mort devrait aussitôt entrer dans le domaine public, non ? C’est un peu plus compliqué (et plus long) que cela : il faudra encore attendre 70 ans, le temps que l’œuvre soit suffisamment exploitée par ses ayants-droit (j’ai connu les ruées en librairie le jour de la mort d’un auteur) ou oubliée de tous, attendant d’être redécouverte ou définitivement enterrée.

Je suis d’accord sur une chose : les auteurs et les autrices doivent manger. Moi-même, j’aime manger. C’est une de mes passions. Pour ce faire, je déploie des trésors d’imagination afin de collecter les quelques euros nécessaires à ma subsistance et à celle de mes enfants. Mais je n’aime pas l’hypocrisie. C’est plus fort que moi. J’ai déjà refusé du travail payé juste parce que j’avais envie de me conformer à une certaine idée. D’aucuns appellent ça de l’honnêteté intellectuelle, d’autres de la bêtise, c’est selon. Je n’ai pas d’opinion.

Reste que cette époque obsédée par sa propriété intellectuelle et l’originalité incréée de ses fabrications me laisse un arrière-goût de vomi sur la langue. Jamais je n’ai vu autant de remakes à la télévision et sur les écrans de cinéma, et pourtant jamais les studios n’ont défendu plus farouchement leur trésor, tel Smaug sur sa montagne d’or (la société qui gère les droits de Tolkien m’enverra la facture pour cette analogie, il paraît qu’ils sont assez tatillons). Nous envoyons le mauvais message, celui que la plus petite idée (elle-même repompée sur cent autres qui l’ont précédée) peut et doit être protégée au nom de la sauvegarde d’intérêts économiques, qu’ils soient grands, à l’échelle des studios, ou minuscules, à l’échelle des auteurs. D’abord parce qu’il n’est absolument pas prouvé qu’un emprunt nuise à l’œuvre dont il est tiré – pour ma part je considère que cela tient de l’hommage et que cela met le plus souvent l’œuvre originale en lumière. Ensuite parce que c’est une question d’honnêteté : le domaine public n’est pas une poubelle dans laquelle on peut venir fouiller en toute impunité, mais notre héritage culturel. Un héritage que l’on doit assumer, mais aussi face auquel une certaine humilité est nécessaire. L’humilité de reconnaître que nul ne crée à partir de rien ; qu’aucun roman, qu’aucune série, qu’aucun film ne s’inspire de rien d’autre que lui-même ; qu’aucune idée n’est originale, non, pas même la tienne ; et que le domaine public n’est qu’un nom, une limite juridique, et que nous empruntons tous en permanence et à tout le monde.

Mon opinion personnelle sur la question : nous devrions pouvoir emprunter aux morts et aux vivants, remixer tout et tout le temps, parce que c’est comme ça que fonctionne la création et plus aujourd’hui avec internet qu’à n’importe quelle autre époque. Au nom du fait que ces idées nous appartiennent à tous, que nous avons tous contribué à les façonner, nous devrions pouvoir les remixer, réorganiser, réarranger à l’infini. Le droit ne le permet pas aujourd’hui, mais on peut y remédier en utilisant des licences telles que les Creative Commons. Ça ne change rien dans les faits, mais cela répare une injustice et une hypocrisie.

Rendre au commun ce qu’on lui a emprunté, c’est une belle idée. Une belle idée à laquelle je souscris pleinement.

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Via un article de Neil Jomunsi, publié le 19 juillet 2016

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