Société collaborative, seconde édition : la préface de Daniel Kaplan

Société collaborative, la fin des hierarchies

Déjà la seconde édition de notre ouvrage Société collaborative, la fin des hiérarchies. Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation Internet Nouvelle Génération, nous a fait l’honneur de préfacer cette nouvelle édition. Nous reproduisons son texte ici.

Un moment particulier

Cet ouvrage paraît à un moment particulier, où trois immenses transformations et défis de l’époque contemporaine paraissent à la fois se rencontrer, découvrir leurs liens et leurs contradictions, et hésiter sur la direction à prendre.

Près de 50 ans après le début du mouvement d’ »informatisation de la société » (une expression qui, pour la France, date de 1977), plus de 20 ans après l’ouverture à tous de l’internet, on pourrait penser que le numérique s’est totalement banalisé. D’ailleurs, les auteurs de cet ouvrage ne ressentent pas le besoin de rappeler systématiquement le rôle du numérique dans les transformations (de l’éducation, des organisations, du politique…) qu’ils décrivent ou appellent de leurs vœux. Et pourtant, on n’a jamais autant entendu parler de la « transition numérique », comme si le numérique avait fini de s’inventer lui-même et rencontrait enfin son destin, qui serait de réinventer tout le reste. Et pourtant – ou bien : par conséquent – il se retrouve également, comme jamais, au centre de controverses qui portent sur l’essentiel : les libertés, l’emploi et le travail, la valeur, la connaissance.

Second mouvement, la libéralisation de l’économie, sa mondialisation et sa financiarisation, engagées depuis les années 1970 et qui ont profondément changé notre monde : montée en puissance de l’Asie et en particulier de la Chine, explosion globale des inégalités et prise du pouvoir économique par les détenteurs de capitaux, innovation continue, transformation des chaînes de valeur et des organisations, extension du domaine de la marchandise, affaiblissement des solidarités et des puissances publiques, accélération des rythmes et des cycles. Et pourtant, la vague semble aujourd’hui se briser. Trop de questions ne trouvent plus de réponse : la longue crise entamée en 2008 s’achèvera-t-elle et quel type de croissance lui succèdera-t-il ? La « destruction créative » d’entreprises et d’emploi, caractéristique de la croissance par l’innovation, se mue-t-elle en « destruction destructrice » ? Jusqu’où peut-on laisser croître les inégalités sans tout faire exploser ? Quelles fonctions sociales, quelles projections dans l’avenir, ne peut-on décidemment pas laisser aux marchés ? La restructuration de notre société et de nos organisations ira-t-elle jusqu’à « la fin des hiérarchies » qu’annonce le sous-titre de cet ouvrage ?

Enfin, le mur écologique vers lequel nous semblons nous précipiter sans ralentir, apparaît aussi comme l’horizon bouché d’un modèle de développement focalisé sur la performance technique et économique. Trente ans de déceptions, au moins depuis le premier « Sommet de la Terre », démontrent que face à un tel défi, les mécanismes habituels ne fonctionnent pas : ni la diplomatie, ni les marchés, ni la technologie, ni même la sagesse personnelle, ne se montrent à la hauteur (et l’on ne saurait évidemment suggérer la guerre). Et il ne suffira pas de mieux faire demain, parce que tout devra changer à la fois. Nous devons changer de régime, comme l’écrivent les théoriciens et praticiens du transition management, ce qui signifie transformer en profondeur les agencements sociaux, économiques et techniques sur lesquels reposent nos sociétés.

Au croisement de ces ouvertures et de ces doutes, de ces aspirations et de ces désespérances, de ces engagements et de ces conflits, quelque chose de nouveau se cherche. Ceux qui cherchent appartiennent dans l’ensemble à des générations qui, pour n’avoir jamais eu à adhérer à l’un des grands systèmes de pensée du XXe siècle, n’ont jamais eu à s’en débarrasser. Comme l’annonce Diana Filippova dans son introduction, ils travaillent à partir de principes, mais sans théorie d’ensemble. Ils se meuvent d’une manière fluide entre métier et militance, entre pratiques individuelles et collectives, entre recherche et action, entre for et not for profit. Ils partagent en revanche, selon les mots d’Edwin Mootoosamy et Benjamin Tincq (p. 117) « un projet résolument anti-utilitaire et opposé à une rationalisation économique de nos vies. »

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Une organisation particulière

Les organisations d’aujourd’hui n’osent pas souvent parler de leur propre fonctionnement. Tout entières tournées vers leur client au centre, leur performance, leurs stake[et share]holders, elles ne voudraient pas qu’on les surprenne se regardant le nombril. Les auteurs de ce livre et le collectif auquel ils appartiennent, OuiShare, n’ont pas cette pudeur.

Avant de passer à Hobbes, Arthur De Grave commence son article par une confession dont tout découle : « Je n’ai pas l’esprit de compétition » (p. 14). Diana Filippova et les autres revendiquent leur job out et celui de leurs pairs, leur exfiltration d’urgence hors des grandes organisations aliénantes. Et si le chemin hors des sentiers battus de la génération des Trente Glorieuses s’avère plus ardue qu’elle n’en a l’air, ils ne regrettent pas leur choix.

La construction de l’organisation ne se dissocie, ni de ce parcours personnel, ni du sens de l’action. Ce qui permet à Antonin Léonard et Asmaa Guedira d’écrire que « OuiShare a été pensée comme une organisation contributive, au détriment de certains besoins extrinsèques comme les ressources financières ou l’efficacité. » Extrinsèque, l’efficacité ? Les auteurs nuancent par la suite, mais sans contredire le cœur de leur message : le chemin compte autant que le résultat, la fin puise aussi son sens dans les moyens employés et l’expérience vécue par celles et ceux qui y contribuent.

Pendant l’été 2015, la « résidence d’innovation » POC21, accélérateur de cinq semaines pour des projets open source ayant un impact positif sur l’environnement, traduisait bien cette volonté d’insuffler du sens dans les détails de l’action. Les participants portaient des projets qui se proposaient de changer le monde, certes, mais ils prenaient leur tour pour vider les seaux des toilettes sèches construites pour l’occasion, tout comme les douches et les tentes. Ils disposaient certes de moyens pour pousser leur idée jusqu’au prototype, mais des rencontres organisées en soirée, ainsi que l’expérience littérale du vivre-ensemble les invitaient à revenir sur leurs interactions, ou encore à questionner le lien entre l’intention et l’effet : Are we political enough ? (« Sommes-nous suffisamment politiques ? »), s’interrogeait-on par exemple.

Une utopie particulière

La « société collaborative » ne se propose certes pas comme un système théorique cohérent, mais elle forme bien (y compris par ce qu’elle a de brumeux) une nouvelle utopie pour une ère numérique et durable à la fois.

L’utopie libertarienne des premiers temps de l’internet se débarrassait entièrement du collectif, considéré comme l’héritage d’un monde d’atomes. Des individus infiniment légers se mouvaient dans un espace infiniment fluide, sans rareté ni conflit d’usage. La valeur première, enracinée aussi dans l’histoire constitutionnelle de l’Amérique, était la liberté. Mais les atomes, la finitude et le social se rappellent à nous sans ménagement.

L’utopie des premiers penseurs critiques à émerger, non pas en contre, mais à l’intérieur la transformation numérique, est plutôt celle de l’intelligence collective, de l’open source et des communs. Sa difficulté consiste à s’élargir au-delà de quelques réussites spectaculaires, mais en nombre réduit et toutes constituées exclusivement de bits : Linux et autres logiciels libres, Wikipedia, Open Street Maps…

Dans Aux sources de l’utopie numérique, Fred Turner raconte comment, au tournant des années 1970, la démarche écologiste se sépare entre un courant politique et un autre centré sur la transformation de soi, lequel rencontrera vite la pensée cybernétique et s’y perdra souvent avec délectation.

Avec cet ouvrage, les auteurs cherchent en quelque sorte à renouer tous ces fils. On y trouve à la fois la célébration d’une liberté, celle de devenir soi comme celle de s’associer, et une attention à la fragilité du lien social ; la volonté de développer les « capabilités » des individus, et la conscience qu’un tel objectif, s’il doit concerner tous les humains, n’est pas à la portée de quelques startups ; une espérance localiste et « pair à pair », et un intérêt (de moins en moins fasciné) vis-à-vis des plateformes qui transforment les pratiques collaboratives en phénomènes de masse.

Certains lecteurs penseront qu’ils prennent leurs désirs pour des réalités : à ces lecteurs, on recommandera de faire de même, sans attendre.

Une utopie n’a pas à choisir, par exemple, « entre sécurité, flexibilité et prise de risque » (D. Filippova). C’est sa force et sa faiblesse, mais à ce stade nous la considérerons plutôt comme une force, comme une autorisation à penser autrement et surtout, dans l’esprit de chacun des auteurs, à essayer tout de suite ce qu’on pense ; plus encore, à essayer autrement ce qu’on pense autrement. Plusieurs auteurs le disent : ce qu’ils annoncent « est déjà une réalité ». Certains lecteurs penseront qu’ils prennent leurs désirs pour des réalités : à ces lecteurs, on recommandera de faire de même, sans attendre.

Un billet de Daniel Kaplan

Daniel Kaplan Co-fondateur et délégué général de la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING), un projet collectif et ouvert qui se consacre à repérer, stimuler et valoriser l’innovation dans les services et les usages du numérique et des réseaux.

Commander dès maintenant la deuxième édition de Société Collaborative, la fin des hiérarchies.

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Via un article de Article Invité, publié le 20 mars 2016

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