L’autoformation dans les bibliothèques : oser le Pair-à-Pair

p2p-2-featureL’autoformation dans les bibliothèques est trop souvent réduite à ses dispositifs, l’existence de cabines individuelles avec des postes informatiques équipés de « ressources numériques » achetées fort cher. Loin de se résumer à l’accès individuels à des trésors derrières des forteresses (pour reprendre le titre d’un billet que j’avais consacré aux ressources numériques) les dispositifs d’autoformation sont bien entendu très divers aujourd’hui. 

Le terme d’autoformation est souvent (mal)compris comme un apprentissage solitaire. Or s’auto-former, c’est se former soi-même mais pas forcément tout seul ! Clotilde Périgault dans le mémoire ENSSIB qu’elle consacre à ce sujet rappelle les cinq axes noté par l’universitaire Philipe Carré dans ce livre

Modélisation réalisée à la fin des années 1990 par P. Carré, la galaxie de l’autoformation représente des « éléments disparates mais unis par leur gravitation commune autour du centre paradigmatique de l’ « apprendre par soi-même » qu’illustre la notion d’autoformation ». On recense cinq facettes distinctes.

Autoformation intégrale : apprendre hors des systèmes éducatifs Cet axe de l’autoformation doit être mis en relation avec l’autodidaxie socio-historique et renvoie au fait de se former en dehors de toute relation avec le corps professoral et le système éducatif en général. Actualisé, il repose sur l’affirmation de la société de la connaissance et sur les compétitions qu’elle entraîne. L’autoformation intégrale s’insinue dans les failles nées de la porosité entre les espaces sociaux (professionnelle, privée, familiale). C’est la forme la plus totale de l’autoformation.

Autoformation cognitive : apprendre à apprendre Issu des sciences cognitives et de la psychologie de l’apprentissage, cet axe a pour centre d’intérêt les dimensions psychologiques de la formation par l’apprenant lui-même. Il concerne notamment les problématiques liées à la motivation (pour débuter une action d’autoformation), à la volition (pour poursuivre une action engagée) et à la méthodologie de l’autonomie.

Autoformation éducative : apprendre dans des dispositifs ouverts. Cet axe concerne les questions liées à l’ingénierie pédagogique et à l’amélioration des dispositifs d’apprentissage. C’est l’aspect de l’autoformation qui a connu le plus de recherches et de diffusion, notamment grâce à l’essor de la formation à distance (e-learning) et des méthodes pédagogiques reposant sur les nouvelles technologies. Il s’appuie sur le paradoxe de l’intervention d’autrui (intervention hétéro-formative) dans une formation censée être entièrement menée par l’apprenant, qui apprend seul mais à l’aide d’outils pensés par d’autres.

Autoformation existentielle : apprendre à être Essentiellement philosophique, cet axe doit être rapproché de concepts comme celui de « Bildung » ou d’« anthropogénèse ». Il renvoie à la construction de soi reposant sur une connaissance profonde de son être. Le récit sur soi, la réflexivité sur sa propre vie, devient socialement essentiel . Il faut construire sa propre histoire et la donner à voir, notamment au travers de l’autobiographie.

Autoformation sociale : apprendre dans et par le groupe social Cet axe met à mal l’idée d’une autoformation en solitaire en rappelant l’importance de l’apprentissage que l’individu peut extraire des différents groupes et organisations qu’il fréquente. Il repose sur un apprentissage collaboratif au travers d’organisation comme les forums, sites d’échange, système d’échange de savoir et d’échange local, réseaux et lieux de sociabilité.

Je trouve que 5 facettes élaborées à la fin des années 1990 sont très actuelles ! En commençant cet article j’avais dans l’idée de démontrer que ce concept d’autoformation était dépassé. En fait, je suis depuis convaincu du contraire ! Peut-être même que de contribuer à parler d’autoformation pourrait être une manière de distinguer les dispositifs des bibliothèques de ceux d’autres institutions ?

Ainsi, l’autoformation intégrale renvoie à l’usage solitaire des bibliothèques, dans la grande tradition de l’autodidaxie républicaine, construite en dehors de l’école. L’autoformation cognitive renvoie bien sûr aux problématiques des cultures de l’information, l’autoformation éducative renvoie quant à elle au e-learning ou à la médiation numérique appliquée à l’éducation. Notons au passage l’emploi du terme ouvert qui ouvre le champ des REL ou Ressources éducatives Libres. L’autoformation existentielle, bien que très abstraite, peut renvoyer aux usages d’individuation (entendu au sens de G. Simondon et Bernard Stiegler) permise par les contenus et services proposés par les bibliothèques. Enfin l’autoformation sociale renvoie à l’apprentissage en communs au sens premier du terme, et brise l’image d’une autoformation en solitaire.

A mon sens nous devrions garder à l’esprit ces 5 facettes lorsque nous parlons d’autoformation dans les bibliothèques, sans pour autant dresser de hiérarchies entre elles. Quels sont alors les dispositifs de médiation qui peuvent être mis en oeuvre ? Les plus classiques sont la mise à disposition de contenus dans des conditions d’apprentissage que j’ai évoqué plus haut (cabines ou espaces dédiés) et bien sûr le développement de groupes d’autoformation dans les bibliothèques. C’est la tendance identifiée dans le mémoire indiqué plus haut :

Aujourd’hui, des médiathèques réorganisent leurs espaces informatiques en fonction des publics visés et des services proposés. La bibliothèque municipale de Choisy-le-Roi vient d’ajouter un service « emploi, formation, vie professionnelle » à son organigramme tandis que celles de Valenciennes et du Carré d’Art de Nîmes réorganisent leurs espaces multimédia pour valoriser la formation. Quant à l’avenir de l’autoformation en bibliothèque, on observe un accroissement de l’offre documentaire numérique ainsi qu’une montée en puissance de la question de la formation notamment à travers la mise en place d’accueils et d’ateliers en partenariat avec les acteurs locaux. Arsène Ott, directeur-adjoint en charge des médiathèques communautaires de Strasbourg, souligne que « de façon générale l’autoformation s’affirme comme l’une des missions cardinales en bibliothèque ».

J’ai pourtant l’impression que ces dispositifs ne prennent que très rarement en compte la double tendance des connaissances développées en commun(s) et le développement des ressources éducatives libres. L’idée serait, en plus de proposer des formes classiques de pédagogies (ateliers animés par une personne face à un groupe) se s’appuyer sur des conceptions ouvertes et en communs des apprentissages. J’avais consacré en 2011 un billet à cette belle notion d’apprentissage vicariant.

On l’oublie peut-être, mais les dispositifs de médiation dans les bibliothèques supposent des positionnements de médiation qui peuvent avoir des degrés plus ou moins fort d’implication directe de l’institution. Lirographe l’avait parfaitement exprimé en 2010 dans cette image :

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  1. L’institution diffuse un contenu que l’usager reçoit, passivement. Ex : bibliographies, notices critiques rédigées par les bibliothécaires, tables de sélections, bandeaux de recommandation sur les documents avec extraits de critiques lues dans la presse…
  2. Interaction individuelle entre l’usager et la bibliothèque. Ex : service « Rent a librarian »
  3. L’usager peut être témoin des interactions individuelles d’autres usagers avec l’institution. Ex : consultation des questions des autres sur le Guichet du savoir ou sur Bibliosésame
  4. Les usagers dialoguent avec la bibliothèque, mais également entre eux. Ex : clubs de lecture
  5. Les usagers forment une communauté de création et d’échange de contenus. L’institution héberge, stimule et canalise. Ex : Speed-reading (sur le modèle du speed-dating, où les usagers viennent défendre leur livre préféré face à d’autres usagers, en temps limité ; le mémoire de Raphaëlle Gilbert parle de « speed-booking »). On peut aussi évoquer : service d’échanges de documents entre usagers type Bibale, ou encore les fouillothèques, les démothèques…

Une grille de lecture qui est aussi une invitation à la créativité, et met en évidence que les services les plus participatifs ne sont pas forcément les plus coûteux ni les plus difficiles à mettre en oeuvre.

Le point 5 nous intéresse ici, parce si la bibliothèque héberge, stimule et canalise, elle ne se met pas en retrait elle facilite le l’apprentissage par les pairs ou le pair-à-pair : 

On désigne par « apprentissage par les pairs » la modalité d’apprentissage entre les individus d’un même groupe ou d’une même entité. Parfois appelé apprentissage « à l’horizontal » (par opposé à l’apprentissage « vertical »), il envisage la possibilité d’apprendre avec ses collègues, des personnes extérieures, sans passer par le canal de transmission du formateur, ce dernier, s’il est présent, exerçant alors une mission de facilitateur. Ce mode d’apprentissage développe chez chacun d’entre nous, le potentiel de notre intelligence inter-personnelle (inter-personnes, entre les personnes). Il est particulièrement en vogue, grâce aux réseaux sociaux notamment où les individus inter-agissent et apprennent les uns avec les autres.

Comment allier pair-à-pair et autoformation ? Voici deux exemples qui me semblent aller dans ce sens.

hT2-qz8nX8kWAlNVP59WG-JXUHi_iMeAm31UHI7hLHkSur le site Thot Cursus, la P2P University est présentée comme suit :

Chaque année, la P2PU offre trois semestres de cours. Les cours sont créés et animés par des volontaires de la communauté P2PU. Tout le monde peut se faire aider pour en créer ou suggérer la création d’un cours. La communauté veille à ce que ces cours soient de qualité ou au moins de niveau comparable aux programmes courts offerts par les universités traditionnelles.

Peu de temps avant de le début du semestre, les inscriptions sont ouvertes. Ces inscriptions ont lieu parfois même après le début du cours, ce qui n’est pas le cas pour les cours très sollicités qui refusent du monde. En outre, les cours du P2PU sont libres et placés sous une licence Creative Commons.

L’initiative P2PU n’est pas récente : 2009 ! A l’ère des start-up qui fleurissent c’est plutôt bon signe sur la pérennité et le sérieux d’un tel projet. Ici la bibliothèque est une des partenaires, le lieu facile d’accès, l’institution qui ne propose ni le formateur ni les contenus mais qui est un tiers-lieu facilitateur d’apprentissages en pair à pair.

Pour autant, ce type de partenariat n’est pas de tout repos, bien au contraire ! Voici une traduction de la présentation sur le site du partenariat entre P2PU et les bibliothèques de Chicago.

En mai et juin 2015, 4 cours se sont déroulés à partir du site des bibliothèques de Chicago, d’une durée de 5 à 7 semaines, les cercles d’apprentissage (learning circle) se sont regroupés une fois par semaine dans certaines bibliothèques de la ville. l’organisation des cours était facilitée par un membre de la communauté et les public étaient ceux de la communauté locale des usagers. Ces publics ont suivi des cours sur la programmation en Python, sur l’écriture universitaire, sur les mathématiques et l’expression orale, tout en utilisant des contenus librement accessibles en ligne. L’organisation en cercles d’apprentissage n’a pas seulement aidé les publics à prendre confiance en eux, mais elle a aussi diminué fortement le taux d’abandon généralement constaté pour les cours en ligne. Le plus important est peut-être que les gens se sont sentis connectés les uns aux autres. 

Nous allons organiser à nouveau des cours en septembre en partenariat avec 10 bibliothèques de quartier qui hébergeront des cercles d’apprentissage. Nous avons l’intention de développer les partenariat avec des institutions au sein desquelles les publics peuvent s’autoformer.

Autre exemple plus près de chez nous, à propos de l’alliance entre la médiathèque de Languidic (Morbihan) avec la start-up rennaise Steeple qui avait été présentée lors d’une journée ABF en Bretagne.

« De nos jours, les gens sont en contact à travers le monde, mais ne connaissent pas leurs voisins », fait remarquer Jean-Baptiste de Bel Air, « Steeple » permet de créer en ligne une communauté de personnes reliées par un centre d’intérêt commun. Sur le mode Facebook, mais sans publicité et sécurisée, elle offre un espace d’échanges et de partages entre ses membres. Se rejoignant sur un même objectif, celui de créer du lien social, Steeple accepte d’accueillir au sein de leur dispositif une communauté d’usagers d’une médiathèque. Une fois inscrits, les adhérents de la médiathèque peuvent donc, dès à présent, échanger des connaissances, des compétences, des objets. La médiathèque est un lieu qui peut rassembler les gens et un « coin Steeple » devrait être créé. Elle est un tiers référent rassurant et apte à aider et accompagner si besoin.

L’ouverture du compte Médiathèque de Languidic sur Steeple remonte à bientôt trois mois. Annie Le Guern-Porchet et la mairie ont lancé le projet en communicant activement, et en invitant Jean-Baptiste de Bel Air. Désormais, toute l’équipe de la médiathèque s’est prise au jeu. Chacune des quatre bibliothécaires promeut le service auprès des usagers. Ceux-ci sont au rendez-vous et, tous les jours, de nouveaux se lancent ou ajoutent une compétence à leur profil.

Ces deux exemples me semble très réjouissants ! Et s’il fallait oser l’alliance du pair à pair avec l’autoformation ? 

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Via un article de Silvae, publié le 9 janvier 2016

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