Partenariat BnF/Apple : des questions en suspens, mais pas d’enclosure

BnF Partenariats, filiale de droit privé de la Bibliothèque nationale de France, a annoncé la semaine dernière la conclusion d’un partenariat avec Apple portant sur la commercialisation de 10 000 eBooks en exclusivité sur l’ibooks Store. Ces titres sont issus de la numérisation d’ouvrages du XIXème siècle et correspondent donc à des œuvres du domaine public. 
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Le communiqué de presse précise que la société française Immatériel jouera le rôle de distributeur. Les eBooks seront disponibles au format ePub et Apple bénéficiera d’une exclusivité commerciale d’une durée d’un an. Par la suite, les fichiers pourront être commercialisés pendant 5 ans par tous les libraires en ligne, avant de retourner en 2022 en accès libre dans Gallica.
Des précisions complémentaires concernant les termes de l’accord ont été apportées par la suite par BnF Partenariats. Il apparaît qu’Apple a financé le passage en ePub d’ouvrages déjà numérisés et diffusés sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF.
Le collectif SavoirsCom1 est déjà intervenu à plusieurs reprises à propos des partenariats public-privé de numérisation conclus par la BnF. Notre position sur la question reste identique. L’importance du domaine public tient au fait qu’il accorde des droits d’usages positifs sur la culture aux individus, à l’échéance de la période d’exclusivité des droits patrimoniaux. La numérisation des œuvres du domaine public opérée par les institutions culturelles doit constituer une manière de rendre plus effectifs ces droits d’usages positifs, qui demeurent largement théoriques lorsque les œuvres restent fixées sur des supports physiques. En ce sens, notre collectif dénonce les pratiques visant à restreindre l’usage commun des œuvres du domaine public numérisées, que ce soit par le copyfraud (revendication abusive de droits d’auteur) ou par d’autres techniques d’enclosures s’appuyant sur des fondements juridiques différents (notamment le droit des données publiques).
Néanmoins, les termes de cet accord BnF/Apple ne sont pas les mêmes que ceux du partenariat BnF/Proquest que le collectif SavoirsCom1 avait vivement dénoncés en 2012. En effet, le partenariat avec Proquest s’accompagnait d’une exclusivité d’accès en ligne sur la quasi-totalité des œuvres numérisées incluses dans son périmètre pour une durée de 10 ans. Cette forme d’exclusivité constitue une restriction très forte des droits d’usages communs que nous avions critiquée comme une enclosure du domaine public.

L’ePub, une forme de service premium ?

Le partenariat avec Apple ne comporte pas une telle exclusivité d’accès en ligne, les fichiers en mode image et texte restant accessibles par ailleurs dans Gallica. L’exclusivité accordée au partenaire privé est uniquement de nature commerciale et porte sur la seule couche ePub.  Ce partenariat ne remet pas en cause la disponibilité des livres numérisés sur Gallica, qui resteront accessibles et téléchargeables en mode texte et en mode image. Par ailleurs, les eBooks vendus sur l’ibooks Store ne comportent pas de DRM. 
Ce type de partenariat aboutit en réalité à faire de l’ePub une forme de service « premium ». Cette tendance avait déjà été inaugurée en 2014 dans le cadre du lancement d’un partenariat conclu avec la société Ligaran pour BnF Collection eBooks.
Le format ePub joue aujourd’hui un rôle essentiel dans l’appropriation des textes. Il est indispensable pour bénéficier d’un confort de lecture suffisant sur les appareils comme des liseuses, des tablettes ou des smartphones. Faire de cette couche un premium commercialisé n’est donc pas anodin pour les usages. 
Le collectif SavoirsCom1 estime que ce nouveau partenariat entre la BnF et Apple ne peut s’analyser comme une enclosure du domaine public en tant que tel. On peut cependant considérer qu’il s’agit d’une régression dans la qualité du service rendu par la bibliothèque numérique Gallica et ce point doit faire l’objet d’une vigilance particulière. 

Plusieurs points de vigilance concernant cet accord

  • Notre collectif déplore, encore une fois, que l’accord de partenariat n’ait pas été directement rendu public par la BnF. La mise à disposition des contrats de partenariat public-privé est indispensable pour garantir la transparence de telles opérations. La loi Valter va d’ailleurs imposer à l’avenir la publication de ces documents et la BnF aurait pu devancer l’entrée en vigueur du texte pour en respecter l’esprit ;
  • Les couvertures de la collection XIX portent une mention de copyright (« (c) BnF Partenariats ») qui constitue une source de confusion quant au statut des contenus. Ces couvertures peuvent certes en elles-mêmes être protégées par le droit d’auteur en raison de leur originalité. Néanmoins, cette protection ne peut s’etendre au corps des ouvrages, puisque le passage en ePub n’est pas assimilable à la production d’une « nouvelle oeuvre ». Dès lors, le recours à ce (c) s’assimile fortement à du copyfraud ;
  • Nous constatons également que la BnF utilise « l’écran » que constitue sa filiale BnF Partenariats pour éviter de passer par une procédure de marché public, alors que cette prestation de production de fichiers en ePub aurait pu en faire l’objet.
  • Notre collectif rappelle que si les fichiers en mode texte et image restent disponibles dans Gallica, ils y font l’objet de CGU qui restreignent l’usage commercial en le soumettant à une licence payante. Notre collectif dénonce, à nouveau, de telles pratiques qui neutralisent une partie importante de la valeur pouvant être générée par le domaine public numérisé et qui entravent théoriquement la diffusion sur des sites comme Wikimedia Commons ou Internet Archive. 
  • On ne sait pas si les eBooks en ePub de cette nouvelle collection XIX seront aussi vendus à des bibliothèques publiques. Cela a été le cas avec un partenariat précédent (BnFCollection.com) au terme duquel des ouvrages du domaine public numérisés ont été inclus dans l’offre proposée par Arte et Univers Ciné aux médiathèques. SavoirsCom1 rejette catégoriquement ce type de montage dans lequel un grand opérateur national comme la BnF génère des ressources « propres » sur le dos d’autres établissements publics. 
  • Une dernière question reste posée : cette logique de « ressources propres » constituera-t-elle à terme un moyen pérenne de financer la numérisation du domaine public ? On peut très sérieusement en douter et les pouvoirs publics ne devraient pas se décharger de leurs responsabilités en matière de financement des institutions culturelles au profit des PPP (partenariat public-privé).

Quel équilibre pour les partenariats public-privé de numérisation ?

Malgré ces réserves, le collectif SavoirsCom1 observe que depuis l’accord avec Proquest en 2012, la BnF n’a plus conclu de partenariat impliquant une exclusivité d’accès en ligne et il s’agit d’une évolution positive. Une même logique de « freemium » ou de « premium » avait déjà été recherchée pour le partenariat conclu avec la société Immanens en mars 2015 pour la numérisation de la presse (mais il reste à voir comment il sera implémenté en pratique). 
SavoirsCom1 n’a jamais rejeté en tant que tels les partenariats public-privé de numérisation. Il importe dans chaque cas de vérifier si les exclusivités concédées au partenaire privé ne porte pas une atteinte disproportionnée aux usages communs que le domaine public favorise.
Cette problématique aura encore une grande importance dans les années à venir. La loi Valter vient en effet de graver dans le marbre le principe des partenariats public-privé de numérisation, en autorisant l’octroi d’exclusivités pendant 10 ans. Le collectif SavoirsCom1 déplore que cette loi ait été votée si rapidement, sans prévoir de dispositions plus nuancées. On aurait notamment pu imaginer que la loi prévoit que les exclusivités octroyées aux partenaires privés ne peuvent pas porter sur l’accès en ligne aux fichiers produits. 

 

Via un article de SavoirsCom1, publié le 22 décembre 2015

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