La grande illusion (monétaire) – Entretien avec Brett Scott

Brett Scott a eu plusieurs vies : ce Sud-Africain installé à Londres a été tour à tour musicien de blues, barman, broker de produits dérivés à la City, journaliste et activiste. Il est surtout l’auteur d’un livre intitulé The Heretic’s Guide to Global Finance – Hacking the Future of Money (non-traduit en français) dans lequel il nous invite à subvertir la finance en utilisant ses propres outils.

Cet entretien a été initialement publié dans les colonnes du magazine Socialter.

Nous avons tendance à voir le système financier comme un monde à part, auquel nous serions étrangers. Pourtant, nous sommes tous connectés à lui par l’usage quotidien que nous faisons de la monnaie. Pourquoi cette ignorance ?

rsz_brettscott2_largerBrett Scott. J’ai parfois le sentiment qu’il suffit que nous regardions ce concept de monnaie d’un peu trop près pour qu’il s’effondre de lui-même. La monnaie est comme le langage : on l’utilise chaque jour, mais sans véritablement ressentir le besoin d’en questionner la nature. Nous la voyons comme un outil.

Il faut une crise pour que les gens commencent à se poser des questions. J’en sais quelque chose : une partie de ma famille vient du Zimbabwe, un pays qui a été confronté en 2008 à une grave crise d’hyperinflation. Or, quand un pays entier perd toute confiance dans la monnaie nationale, il est impossible de continuer à faire comme si la monnaie était une sorte de fétiche qui joue le rôle de réserve de valeur.

D’autant que dès lors qu’il est question de monnaie, il y a un vrai problème de désinformation. Je pense surtout à trois grands mythes que nous continuons à nous raconter les uns aux autres alors même que nous savons qu’ils sont faux. Voici le premier : la monnaie est née du troc. Historiquement, c’est inexact. Depuis des décennies, tous les anthropologues nous démontrent qu’au contraire, les échanges au sein des communautés primitives ont lieu sur une logique de réciprocité, par le biais de systèmes de crédit informels.

La deuxième grande illusion concerne la monnaie envisagée comme une marchandise, un artefact possédant une valeur intrinsèque et pouvant être échangé comme n’importe quel autre bien. Alors que la monnaie n’est rien d’autre que la matérialisation d’un droit à acquérir des biens et services. C’est une construction sociale, pas une chose. Enfin, beaucoup de gens croient encore au conte de fée selon lequel la monnaie est créée par les banques centrales. Là encore, c’est faux : aujourd’hui, les pièces et billets ne représentent qu’une infime proportion des devises en circulations, la majeure partie prenant la forme d’unités électroniques émises par les banques commerciales par le biais d’un mécanisme appelé “système des réserves fractionnaires”.

Selon vous, les professionnels du monde la finance n’en savent pas beaucoup plus que nous quant à la nature de la monnaie. C’est un peu inquiétant, non ?

B. S. Mais il n’ont pas besoin de savoir, bien au contraire ! Pour des gens dont le rôle est justement de faire commerce de l’argent, il est même très utile de souscrire à l’illusion qui présente la monnaie comme une marchandise comme une autre.

Ceci dit, j’aime à penser que les banquiers vénitiens de la Renaissance avaient une compréhension beaucoup plus profonde de ce qu’est la monnaie. Ce n’est pas le cas de leurs successeurs : le système financier contemporain est si fragmenté qu’il donne parfois l’impression que personne n’est aux manettes. Le niveau de spécialisation est tel que vous pouvez faire toute une carrière dans le secteur financier sans jamais comprendre le fonctionnement du système dans son ensemble.

Même son de cloche du côté des économistes, on présente souvent la monnaie comme un moyen neutre de faciliter les échanges. Circulez, il n’y a rien à voir ?

B. S. En économie, la monnaie est définie comme réserve de valeur, intermédiaire des échanges et unité de compte. C’est vrai chez Smith comme chez Marx. C’est ce qui nous conduit à imaginer que la monnaie est une “chose”. Vous trouverez facilement des gens qui sont sincèrement persuadés que l’or avait une valeur réelle, au contraire de la monnaie électronique moderne. Vraiment ? Il est tentant d’en faire un fétiche, mais comment exactement quelques grammes de métal ou une feuille de papier peuvent-ils emmagasiner de la valeur ?

Imaginez que vous vous retrouviez échoué seul sur une île déserte, comme Robinson Crusoé, avec un coffre plein de pièces d’or. Elles ne vous seront d’aucune aide, et pour cause : elles n’ont absolument aucune valeur d’usage. Ce n’est pas une ressource. Mais si d’autres naufragés commencent à affluer, peut-être pourrez-vous créer un embryon de civilisation, où vos pièces ont de bonne chance de devenir un symbole de valeur.

Ce sont surtout les effets de réseau qui vont donner son pouvoir à la monnaie. Une fois qu’elle est adoptée, il n’y a plus de possibilité de sortie

Cet exemple simple nous dit quelque chose d’intéressant : la monnaie n’est rien d’autre qu’un système de symboles socialement et politiquement construit. Ce n’est pas l’argent qui stocke la valeur, mais la communauté qui l’utilise. D’un côté, l’Etat va soutenir une monnaie en l’acceptant comme moyen de paiement de l’impôt, mais ce sont surtout les effets de réseau qui vont donner son pouvoir à la monnaie. Une fois qu’elle est adoptée, il n’y a plus de possibilité de sortie. Ce qui amène un second problème : en tant que moyen de faciliter les échanges marchands, la monnaie est peut-être une technologie trop efficace…

C’est-à-dire ?

Heretic's GuideB. S. Si cette histoire de troc est fausse et si c’est la réciprocité qui régissait les échanges dans les sociétés pré-monétaires, alors la monnaie a dû apparaître dans un contexte très différent. En grandissant en taille, les communautés humaines ont été confrontées à un problème épineux : celui de la confiance entre des gens qui étaient de moins en moins familier. La monnaie a dû accompagner et même accélérer ce mouvement. Cela ne va pas sans certains sacrifices. La technologie n’est en effet jamais neutre. Le système de crédit mutuel informel des origines a peu à peu été balayé par l’usage de l’argent, qui fait de la réciprocité une abstraction, la formalise et introduit un troisième terme – le Roi, l’Etat ou les système bancaire – intermédiaire.

Il y a des aspects positifs : en supprimant la dimension interpersonnelle, la monnaie permet de contourner certaines incompatibilités. Mais d’un autre côté, elle distend les liens sociaux et ouvre la voie aux marchés et aux sociétés atomisées. Autrement dit, elle permet d’étendre rapidement la communauté tout en détruisant ce qui en fait une communauté. C’est un processus qui crée à terme des dégâts psychologiques – car la finance devient peu à peu affaire de professionnels – et dissimule des dynamiques de pouvoir.

Justement, une bonne partie des critiques dirigées contre le système monétaire contemporain portent sur la création monétaire par les banques privées. Est-ce le coeur du problème ?

B. S. Cela fait justement partie des rapports de domination cachés dont je vous parlais à l’instant. A certaines époques, les marchands utilisaient leur propre monnaie en parallèle des pièces battues à l’effigie des princes. Aujourd’hui, il est impossible de différencier la monnaie souveraine de la monnaie créée par les banques commerciales. C’est une sorte de fiction, car d’un certain point de vue, une banque ne fait rien d’autre que produire une monnaie complémentaire électronique qu’elle peut légalement faire passer pour la monnaie étatique. Mais le vrai problème est ailleurs.

Les banques se servent de la couverture de l’Etat pour générer leurs profits

L’époque moderne est marquée par une étrange alliance entre l’Etat et les banques commerciales par l’intermédiaire des banques centrales. C’est ce système qui autorise les banques à prêter l’argent qu’elles ne détiennent pas. Ce faisant, elles créent de la monnaie, bien sûr, mais elles décident surtout des secteurs de l’économie qui doivent se développer et de ceux qui doivent être euthanasiés. C’est un pouvoir tout à fait considérable. Les banques se servent de la couverture de l’Etat pour générer leurs profits.

D’où la nécessité de “hacker” système monétaire ? Quelles sont les perspectives ?

B. S. Elles sont nombreuses ! Il y a deux façon d’envisager cette question : vous pouvez vous intéresser à chaque tentative de détournement individuellement, comme le prêt entre particuliers, le financement participatif, les monnaies locales ou les crypto-monnaies. Certaines démarches sont plus intéressantes que d’autres : personnellement, j’aime beaucoup les projets comme le Fossil Fuel Divestment Student Network, qui s’évertue à repolitiser la question de l’investissement, ou Robin Hood Asset Management, qui utilise les même instruments financiers que les hedge funds en les mettant au service d’objectifs très différents.

C’est notre passivité vis-à-vis des questions financières qui est toxique

La seconde façon consiste à se concentrer sur les tendances plus larges. C’est celle que je privilégie : toutes ces démarches introduisent du pluralisme et entrent en compétition avec le système monétaire traditionnel. Plus encore, elles montrent à tout un chacun que des alternatives existent, et que nous pouvons nous aussi les créer de toute pièce. Plus encore que l’attitude des banques – qui jouent trop souvent le rôle de bouc-émissaire – c’est notre passivité vis-à-vis des questions financières qui est toxique. De ce point de vue, les défauts de telle ou telle initiative importe peu. BitCoin en est le parfait exemple : les failles dans sa conceptions son nombreuses (sa dimension déflationniste, son idéologie techno-libertarienne, etc.). Mais l’attention qu’elle a suscitée a ouvert la voie à un état d’esprit plus créatif en matière monétaire. C’est tout ce qui compte.


Image à la une : Quentin Matsys, Les Usuriers (XVème siècle)

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Via un article de Arthur de Grave, publié le 16 novembre 2015

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