La chanson « Happy Birthday » enfin libre ! Oui, mais…

La nouvelle a fait la une de tous les journaux hier : la justice américaine a invalidé les prétentions de la société Warner qui prétendait détenir un copyright sur la chanson « Happy Birthday » et appliquait depuis plusieurs décennies une politique agressive de prélèvement de royalties lui rapportant 2 millions de dollars par an. Ce jugement va faire date, car il s’agit de l’une des premières décisions à statuer clairement sur un cas de copyfraud : de la « fraude de droit d’auteur », découlant d’une revendication abusive de droits. Néanmoins, il me paraît important d’apporter des nuances par rapport à ce que l’on a pu lire dans la presse à propos du dénouement de cette affaire. Nombreux en effet ont été les articles à proclamer qu’Happy Birthday était « tombé » ou « entré dans le domaine public » ou que la chanson était désormais devenue « libre de droits« .

Les choses sont hélas beaucoup plus complexes et ces complications résultent de pathologies profondes affectant le système du copyright américain. Nous verrons cependant plus loin qu’à peu de choses près, les mêmes problèmes se retrouvent dans les systèmes de droit d’auteur continentaux (parfois même en plus accentués). La première chose qui m’a frappé à la lecture du jugement de 43 pages (d’une très impressionnante technicité…), c’est que le juge ne dit jamais explicitement qu’Happy Birthday appartient au domaine public. La question qui lui était posée par les plaignants était d’une autre nature : les réalisateurs qui ont formé un recours collectif contre la Warner demandaient à ce que le juge constate que le copyright revendiqué par la société était invalide.

Invalidité du copyright de la Warner

Or il s’agit bien de deux choses profondément différentes et on retrouve ici le problème bien connu de l’absence de définition positive du domaine public, qui existe aussi bien aux Etats-Unis qu’en France. En l’absence d’une telle définition, je ne peux pas demander à un juge qu’il constate mon droit positif à utiliser une oeuvre. Je ne peux que l’inviter à reconnaître une absence de droit d’auteur. En ce sens, la décision « Happy Birthday » constitue donc bien la constatation d’un copyfraud (le juge a établi une revendication abusive de droits), mais pas une consécration du domaine public. Le parallèle est frappant de ce point avec l’affaire Garnier/Droz examinée l’année dernière par un juge français à propos de l’édition d’un manuscrit ancien, où j’avais pu également constater cette même « invisibilité » du domaine public dans le raisonnement du juge.

Je ne vais pas entrer de manière détaillée dans le fond de ce jugement (je vous renvoie pour cela à l’excellent résumé de Guillaume Champeau sur Numerama). Pour arriver à sa décision, le juge a été obligé de suivre des méandres relativement tortueux. La mélodie de la chanson Happy Birthday a été composée à la fin du XIXème siècle par deux soeurs, Patty Smith Hill et Mildred J. Hill, vivant au Kentucky. Le titre original s’intitulait « Good Morning To You » et il est rapidement devenu populaire aux Etats-Unis. Des versions alternatives des paroles sont apparues, dont l’une était « Happy Birthday To You » sans que l’on sache vraiment qui en fut à l’origine. En 1935, l’éditeur de partitions Summy dépose néanmoins un copyright sur le morceau, en prétendant qu’il était l’oeuvre d’un de ses employés. Cette société est rachetée en 1988 par la Warner/Chappell et c’est au titre de cette cession que la société revendiquait des royalties. Mais des preuves ont été produites au cours du procès attestant que des partitions d’Happy Birthday avaient déjà été publiées dès 1927. Le juge en a déduit que Summy ne pouvait bénéficier d’un copyright valide que sur un arrangement particulier d’Happy Birthday, mais pas sur la mélodie en elle-même, déjà depuis longtemps dans le domaine public, et pas non plus sur les paroles de la chanson dont on ne connaît pas l’auteur.

La partition de la chanson originale « Good Morning To All » par les soeurs Hill. Source : Wikimedia Commons.

Happy Birthday, une oeuvre orpheline ? 

Le copyright de la Warner est donc invalide, mais cela ne signifie pas qu’Happy Birthday soit dans le domaine public pour autant. EFF, l’association américaine de défense des libertés explique très bien en quoi consiste la nuance :

De nombreux articles ont annoncé haut et fort que suite à ce jugement, la chanson était maintenant officiellement entrée dans le domaine public. C’est très proche d’être vrai, mais cette bonne nouvelle est hélas gâchée par le très profond problème que nous posent les oeuvres orphelines.

Ce tribunal a jugé que Warner/Chappel ne pouvait revendiquer un droit d’auteur valide sur les paroles – et qu’en réalité, toutes les parties qui ont revendiqué un droit d’auteur sur ces paroles à la suite du premier contrat de cession l’ont fait à tort depuis huit décennies. Mais le fait que Warner/Chappell n’ait pas de droit d’auteur ne signifie pas pour autant que personne n’en ait.

Si l’on regarde les choses pragmatiquement, quelqu’un doit bien probablement avoir un droit d’auteur sur ces paroles. Pourtant si quelqu’un pouvait revendiquer un tel droit, il l’aurait certainement réclamé depuis longtemps et ne serait pas resté assis sans rien faire alors que Warner/Chappell collectait des millions en royalties.

La difficulté intrinsèque que posent des enregistrements remontant à plus d’un siècle, c’est qu’il devient difficile, sinon impossible, de savoir avec certitude qui a transféré quel droit à qui. Les gens vont certainement à présent pouvoir chanter Happy Birthday à tue-tête. Mais pour des oeuvres qui sont moins connues qu’Happy Birthday, cette brume d’incertitude à propos des transferts de droits va certainement empêcher le public de bénéficier en toute légalité de notre patrimoine commun, qui appartient au domaine public. C’est une triste constatation et c’est ce à quoi nous devrions essayer de remédier, en cherchant à établir des durées de protection moins longues du droit d’auteur, en incitant le Copyright Office à conserver de manière plus rigoureuse les dépôts de copyright et en nous attaquant pour de bon au problème des oeuvres orphelines.

Alors célébrons aujourd’hui cette grande victoire pour notre culture commune, mais n’oublions que nous devons nous atteler à réparer une bonne fois pour toute ce système bancal du droit d’auteur.

Happy Birthday n’appartient donc pas encore au domaine public, car il existe peut-être un titulaire de droits sur les paroles. Le système tel qu’il fonctionne génère une sorte de « droit d’auteur fantôme » qui va continuer à hanter cette oeuvre et a générer de l’insécurité, sans doute sans aucune raison. Happy Birthday est donc que l’on appelle une oeuvre orpheline (pour laquelle il est impossible d’identifier ou de contacter le titulaire effectif des droits). Or aux Etats-Unis, il n’existe à l’heure actuelle aucune solution pour surmonter ce problème. Les choses sont différentes en France depuis l’an dernier, puisqu’une loi a été votée en la matière, pour transposer une directive européenne. Elle instaure la possibilité pour les établissements culturels (bibliothèques, musées, archives) d’utiliser une oeuvre orpheline, après avoir effectué des recherches diligentes pour retrouver les titulaires de droits. Ceux-ci gardent la possibilité une fois l’usage effectué de se manifester auprès de l’établissement culturel en question pour lui réclamer une indemnité financière.

Le besoin d’une définition positive du domaine public

Ce système existant en France est très loin d’être parfait, mais il a au moins le mérite d’exister. Par contre, il existe une faiblesse beaucoup plus grande dans le droit français, que l’affaire Happy Birthday fait clairement ressortir. En effet, le copyfraud de la Warner a pu être dénoncé aux Etats-Unis, parce que plusieurs plaignants ont pu s’assembler pour former un recours collectif (class action) afin de peser face à ce mastondonte . Or cette possibilité n’existe pas chez nous. La loi Hamon a bien introduit l’an dernier les premières formes de recours collectifs dans notre droit, mais elles restent réservées à des actions de défense des consommateurs et ne pourraient pas être mobilisées pour dénoncer un copyfraud. Cela oblige donc en France les victimes d’abus similaires à se présenter de manière isolée devant la justice et nul doute que cette situation explique que les affaires de ce type restent rarissimes chez nous. Pourtant, les cas de copyfraud ne manquent pas – c’est même une sorte de sport national -, comme nous avions pu le constater avec Thomas Fourmeux lorsque nous avons organisé les premiers Copyfraud Awards en janvier dernier.

C’est une des raisons qui font que nous avons besoin en France d’une définition positive du domaine public. Or il se trouve que nous ne sommes peut-être plus si loin que cela d’une telle (r)évolution. La loi numérique préparée par Axelle Lemaire pourrait en effet consacrer une définition du « domaine public informationnel » qui interdirait la revendication d’exclusivités une fois les droits sur une oeuvre arrivés à échéance . Voici ce que l’on peut lire en effet dans une des versions de travail du texte qui a fuité ces derniers mois dans la presse :

Section 2 Les Communs

Article 27 bis (définition du domaine public informationnel et rattachement de ses composantes à la notion de chose commune)

Relèvent du domaine public informationnel :

1° Les informations, données, faits, idées, principes et découvertes, dès lors qu’ils ont fait l’objet d’une divulgation publique ;

2° Les objets qui ne sont pas couverts par les droits prévus dans le Code de la propriété intellectuelle ou dont la durée de protection légale a expiré ;

3° Les documents administratifs diffusés publiquement par les personnes énoncées à l’article 1 de la loi n °78-753 du 17 juillet 1978

Les objets qui composent le domaine public informationnel sont des choses communes au sens de l’article 714 du Code civil. Ils ne peuvent, en tant que tels, faire l’objet d’une exclusivité, ni d’une restriction des usages communs.

Les associations ayant pour objet la défense des libertés et des droits fondamentaux, ainsi que toute personne intéressée, ont qualité pour agir aux fins de faire cesser toute atteinte au domaine public informationnel ainsi que, le cas échéant, en responsabilité.

Une telle définition permettrait d’agir de manière effective contre le copyfraud, parce qu’elle ouvrirait la possibilité à des associations d’intenter des actions en justice. Mais plus encore, elle permettrait d’éviter l’écueil auquel ont été confrontés les plaignants dans cette affaire « Happy Birthday ». Il deviendrait en effet possible d’invoquer positivement la notion de domaine public devant les juges et pas seulement l’absence d’un droit d’auteur valide. La position des plaignants sera ainsi beaucoup plus forte étant donné que le domaine public n’existerait plus seulement « en creux » dans la loi.

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Il reste cependant à voir si ces dispositions relatives au domaine public informationnel figureront bien dans le texte du projet de loi numérique qui devrait être publié en ligne samedi.

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Via un article de calimaq, publié le 24 septembre 2015

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