Biens communs et numérique, les propositions du Conseil National du Numérique

Un article qui reprend les propositions du rapport du Conseil National du Numérique remis le 18 juin au 1er ministre

Merci à tous ceux qui nous ont aidé à formuler ces recommandations.

Les communs désignent l’activité des communautés qui s’organisent et se régulent pour protéger et faire fructifier des ressources matérielles ou immatérielles, en marge des régimes de propriété publique ou privée. Jardins partagés, ateliers de réparation, pédibus [1], semences libres, cartes participatives enrichies par les habitants, savoirs versés dans Wikipédia par des milliers d’internautes, logiciels libres, science ouverte, échanges de savoirs, ... les initiatives fleurissent. En générant et partageant des ressources en dehors des régimes classiques de propriété, en s’appuyant sur l’innovation sociale des individus et des collectifs, les communs ouvrent des approches alternatives qui privilégient la valeur d’usage des ressources (l’intérêt pour les individus et les collectivités) plutôt que leur valeur d’échange (leur monétisation), pour répondre aux grands enjeux auxquels nos sociétés doivent faire face dans cette période de transition.

L’avènement de l’informatique et le développement des premiers logiciels ont été accompagnés de l’essor d’une culture du partage et de la coopération, incarnée notamment par le mouvement du logiciel libre. Une culture qui se retrouve aussi dans les protocoles ouverts d’échanges, bases du réseau internet. Les contributions de communautés de développeurs à la réalisation de logiciels largement utilisés ou la rédaction collaborative d’articles d’encyclopédie montrent l’efficacité et la robustesse de ce mode de production. Les règles de gouvernance qui y sont associées en permettent le libre usage, l’amélioration continue et la pérennité, tout en facilitant la diffusion des ressources produites.

L’irruption massive du numérique dans la plupart des champs de l’activité humaine crée des situations nouvelles où les réseaux facilitent l’émergence de larges communautés distribuées, susceptibles de se mobiliser pour créer et partager les savoirs. Ces communs de la connaissance sont autant de gisements d’initiatives, de créativité et de mobilisation des individus dans un but collectif. Le numérique, qui permet la copie et la diffusion à un coût très faible, a en effet permis de s’affranchir des limites territoriales et de changer d’échelle. Les communs, qu’il s’agisse de logiciels ou de contenus, ne sont pas pour autant synonymes de “gratuité” : les sociétés de services en logiciel libre (SSLL) commercialisent par exemple des services en adaptant les logiciels à des besoins spécifiques. Une entreprise comme Sésamath vend par exemple ses manuels papiers.

Les communs numériques sont aujourd’hui reconnus comme un moteur d’innovation économique et sociale qui a favorisé le développement de tout un secteur d’activités (comme celui des SSLL basées sur les services plutôt que sur les redevances, particulièrement vivant en France). Les potentiels d’une diffusion ouverte de l’information réutilisable sont par ailleurs au coeur du mouvement de l’open data, qui promeut la mise à disposition des données publiques, tant pour le libre accès des citoyens à l’information que pour le développement de nouveaux services.

Les bénéfices de cette diffusion ouverte sont aujourd’hui encore trop peu exploités par la société dans son ensemble. Bien souvent, ils sont captés pour l’essentiel par les plus grands acteurs, notamment les plateformes web déjà bien établies, qui, en croisant les apports des communs avec leurs propres ressources, font de la prédation un risque bien réel. La réponse à ce risque ne peut être celle d’un retour en arrière, d’une renonciation au mouvement d’ouverture. Il s’agit bien d’avantage de viser le développement de la capacité d’un plus grand nombre d’entreprises, associations, acteurs publics, chercheurs, médias, etc. à contribuer et participer aux communs, et surtout à en utiliser les ressources.

La contribution de l’État, des services publics et des collectivités aux communs ne doit effectivement pas se limiter à un soutien financier, mais également passer par une promotion et une démocratisation d’une culture de la réciprocité, du partage et de la contribution aux communs. En valorisant le domaine public [2], en élargissant des communs, les services publics participent à ce mouvement vers une société contributive où chacun - à son niveau et selon son envie - peut participer à enrichir un patrimoine mis en communs.

Le développement des biens communs du numérique est aussi l’occasion d’inventer des coopérations fructueuses entre acteurs publics, contributeurs et acteurs économiques, comme le montre l’exemple de la collaboration entre l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), la Poste et OpenStreetMap autour de la constitution de la Base adresse nationale (BAN). Enfin, l’implication des pouvoirs publics passe par une adaptation de certains cadres juridiques afin de favoriser ce nouveau mode de production, notamment dans les marchés publics, les études et les délégations de service public.

Le rôle de la puissance publique consiste donc à ménager une place aux communs en suscitant leur développement et leur valorisation. Son rôle est également d’assurer une protection des biens communs et du domaine public (notamment contre les phénomènes d’enclosure [3]) tout comme elle protège les droits d’auteur, car ces deux protections ont vocation à coexister.

Encourager le développement des communs dans la société

Dans des domaines émergents comme la fabrication numérique ou les ressources éducatives, les communs sont un élément structurel de développement. Les projets autour des communs doivent être encouragés et valorisés. Cela peut passer par :

  • L’encouragement de la participation des acteurs publics à la production de communs, numériques ou non : contributions des archives, des musées et des universités à Wikipedia, des services d’information géographique (SIG) des collectivités territoriales et administrations à OpenStreet- Map, numérisation de contenus mis en “communs”… mais aussi l’extension des open data, des opérations de numérisation d’archives par les utilisateurs, etc. ;
  • Une meilleure compréhension et la promotion des licences ouvertes telles que Creative Commons, General Public Licence (GPL), ou Open Database Licence (ODBL), qui permettent d’ouvrir les libertés d’usage sans déposséder le contributeur. Une réflexion spécifique sur les manières d’en sécuriser les conditions de réutilisation doit être entamée ;
  • Comme le préconise le rapport Lemoine, un soutien public aux organismes à but non lucratifs (associations, fondations…) contribuant de façon importante aux communs, dans le respect des valeurs de la République, de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité et d’égalité entre les femmes et les hommes ;
  • Garantir la liberté de panorama pour les photographies d’oeuvres visibles depuis l’espace public, à l’instar de ce qui a été consacré en Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne… et une majorité de pays en Europe.

Définir une politique de mise en commun des contenus produits par les collectivités et acteurs publics

Le mouvement des données ouvertes a fait reconnaître le partage et la réutilisation des informations publiques à la fois comme un facteur de transparence, une source d’efficience et un accélérateur de l’innovation. Cette ouverture concerne aussi les contenus produits par les collectivités et les acteurs publics : études, enquêtes, sites web, etc.

Les informations, archives, données ou logiciels produits par les administrations dans le cadre de leurs missions ne doivent plus se gérer comme du patrimoine qu’il faudrait administrer mais comme des biens communs informationnels dont il est nécessaire de maximiser la diffusion auprès des citoyens.

Le partage et la réutilisation de l’information publique participe à une mission d’intérêt général. Cette reconnaissance des informations publiques comme un bien commun est un changement qui doit être accompagné dans une culture où la rétention d’information confine à l’habitude.

La mise en communs peut être développée par la mise en place de clauses dans les marchés publics ainsi que dans les appels à projets, assurant le caractère public, partagé et réutilisable des études et contenus financés par l’argent public.

LA MISE EN COMMUN DES PRODUCTIONS PEDAGOGIQUES DES ACTEURS PUBLICS

Tout un mouvement de l’éducation ouverte avec des plateformes dont les contenus sont réutilisables se développe (Open education, Khan Academy, Sésamath, FUN, ou encore Openclassroom), mouvement auquel l’enseignement français doit se joindre.

Les productions pédagogiques des enseignants destinées à la classe sont indispensables à l’activité des établissements d’éducation, et à ce titre ne sont pas couvertes par le droit d’auteur (Article L131-3-1) En revanche les productions pédagogiques éditées par les enseignants sous la responsabilité d’un éditeur, sont régies par le droit d’auteur car elles ne sont pas indispensables à leur activité d’enseignement (article L111-1 du CPI). Pour les productions pédagogiques directement utilisées en classe, le partage à l’intérieur d’un établissement devrait être systématisé (intranet de collège, de lycée…). Plus largement, les enseignants doivent être encouragés au partage et aux pratiques collaboratives au-delà de l’établissement (cf. Rapport du CNNum Jules Ferry 3.0)

Définir positivement et non par exception le domaine public et favoriser son élargissement

Le domaine public est une source de richesse dans un monde numérique qui facilite la diffusion, la réutilisation et la réappropriation des oeuvres par tous. Mais il n’est défini que de manière négative dans le code de propriété intellectuelle : on y entre lorsque la durée de protection du droit d’auteur prend fin.

Le CNNum souscrit à l’approche présentée dans le rapportde la juriste Valérie-Laure Benabou sur les « créations transformatives » remis au CSPLA en octobre 2014, qui propose « d’initier une réflexion publique sur la définition positive du domaine public “immatériel”, son régime et son opposabilité pour éviter le développement des pratiques d’appropriation ou d’intimidation qui conduisent à compliquer, sans cause légitime, voire à interdire l’accès à des ressources culturelles communes. » Le rapport Lescure avait adopté une position similaire en 2013, en suggérant « de renforcer la protection du domaine public dans l’univers numérique et d’établir dans le code de la propriété intellectuelle une définition positive du domaine public. »

La numérisation des contenus culturels du domaine public, détenus par les établissements publics, ne peut conduire à l’imposition de nouvelles limitations à l’usage des oeuvres (cf. copyfraud [4]). Il s’agit d’un travail porté par la puissance publique et non d’un acte créatif.

Par ailleurs, les données publiques produites par les institutions culturelles (ex : métadonnées sur les oeuvres, statistiques de fréquentation…) devraient rejoindre le régime général des données publiques.

Disposer d’une définition positive du domaine public présente plusieurs intérêts :

  • Alors que le domaine public immatériel est menacé par l’évolution du droit (extension des durées et des champs de la propriété intellectuelle) et des techniques (DRM]], dépendance des oeuvres à leur plateforme de diffusion), cela permettrait de garantir le maintien de l’usage collectif ;
  • Cela favoriserait le travail des acteurs du service public dans la prise de décision concernant le patrimoine dont ils ont la charge ;
  • Les cas de copyfraud et en particulier de réappropriation indue d’oeuvres appartenant au domaine public seraient plus facilement identifiables ;
  • Un débat national portant sur cette définition positive du domaine public permettrait de définir collectivement les différentes formes d’entrée dans le domaine public : extinction de la durée d’exclusivité, nature des travaux intellectuels concernés (ex : théorèmes…) ou de la décision des auteurs de placer leurs oeuvres sous des licences ouvertes.

Une définition positive du domaine public favoriserait sans doute un alignement des textes avec la pratique du droit. En tout état de cause, l’application faite par les juges du droit va dans le sens de la défense du domaine public contre des tentatives de réappropriations frauduleuses détournant l’essence et le fondement même des droits d’auteur.

En parallèle, le CNNum recommande de mettre en place et de développer des outils maintenus collectivement par la puissance publique avec la participation des individus
intéressés, permettant de déterminer le statut d’une oeuvre, à l’instar du Calculateur du domaine public initié par l’Open Knowledge Foundation France et le ministère de la Culture et de la Communication ou encore du
répertoire de la SACEM.

Faire de la publication ouverte une obligation légale pour la recherche bénéficiant de fonds publics

L’information scientifique produite par les chercheurs des universités et organismes de recherche constitue une part fondamentale du patrimoine scientifique commun de l’humanité. Cette information, dont la communication et l’accessibilité sont une condition vitale de l’activité de recherche, est aujourd’hui publiée dans des revues scientifiques spécialisées qui coûtent des dizaines de millions d’euros aux institutions de recherche françaises et dont le prix d’accès augmente de près de 7 % par an depuis 10 ans [5].

La conservation et la diffusion des résultats de la recherche sont des missions de service public. Un mouvement de publication ouverte existe déjà via les entrepôts d’archive ouverte des universités et organismes, ou via la plateforme HAL. Aujourd’hui un cadre législatif adapté permettrait d’encourager ce mouvement amorcé par des membres de la communauté scientifique.

La loi française doit prévoir que :

  • la version de l’auteur déposée dans une archive institutionnelle reste en accès libre, quelles que soient les suites éditoriales données à ces travaux (à l’image du “droit d’exploitation secondaire” reconnu dans la loi allemande) ;
  • après un court délai d’embargo permettant l’activité commerciale de l’éditeur, toutes les publications scientifiques financées sur fonds publics doivent être librement accessibles, soit dans des revues ouvertes soit dans un dépôt institutionnel (à l’instar des lois votées en Allemagne, Italie et du programme Horizon 2020 de la commission européenne).

Enfin, le CNNum encourage les chercheurs à mettre en accès libre des données brutes et anonymisées de la recherche à chaque fois que cela ne se heurte pas à des questions déontologiques ou de vie privée.

[1Autobus pédestre, principalement utilisé dans le cadre du ramassage scolaire.

[2Domaine public : Le domaine public désigne toutes les inventions, les oeuvres de l ’esprit, les données, les découvertes, les démonstrations scientifiques et les informations brutes, disponibles pour toute publication, réutilisation ou modification, sans la nécessité de négocier une autorisation. Par extension, on parle de domaine public consenti quand les auteurs ou inventeurs décident volontairement, par le biais de licences, de placer leurs travaux sous un régime autorisant les réutilisations, sans attendre l’expiration de l’exclusivité des droits patrimoniaux.

[3L’enclosure désigne à l’origine l’action d’enclore un champ. Le mouvement d’enclosure fait plus généralement référence à l’appropriation par des propriétaires privés d’espaces préalablement dévolus à l’usage collectif.

[4La “copyfraud” est une fausse déclaration de possession de droit d’auteur faite dans le but d’acquérir le contrôle d’une oeuvre quelconque.

[5Académie des sciences - Les nouveaux enjeux de l’édition scientifique - Octobre2014. http://www.academie-sciences.fr/presse/communique/rads_241014.pdf

Posté le 21 juin 2015 par Michel Briand

©© a-brest, article sous licence creative common info