Affaire Elsevier : une réaction des négociateurs sous paywall

Le contrat de la licence nationale Elsevier a été divulguée sur Rue89 depuis une semaine (et très largement partagé, bien au-delà des cercles universitaires : l’article que j’ai rédigé avec Rayna Stamboliyska totalise 80000 visites à ce jour).

Une réaction officielle se fait toujours attendre. L’AEF vient tout de même de publier quelque chose qui y ressemble : une interview du président de Couperin, Jean-Pierre Finance, et d’un des principaux négociateurs, Grégory Colcanap, qui explicite la position du ministère.

Seulement, je vous le donne en mille : cette dépêche est bloquée derrière un paywall… L’accès est conditionné par un abonnement à l’AEF. Voilà qui a le mérite d’une certaine cohérence : l’accord Elsevier, qui enterre pour cinq ans toute politique ambitieuse de libre accès, ne pouvait qu’être justifié que sur une plate-forme bien enclose…

À défaut, vous pouvez toujours la lire par ici.

Les deux intervenants se placent eux-même dans une position paradoxale. Ils sont tout à fait conscients de l’emprise monopolistique d’Elsevier. Jean-Pierre Finance résume bien cette boucle vicieuse où l’éditeur s’approprie des travaux de recherche financés par fonds publics puis les revend, chèrement, à des bibliothèques publiques :

nous sommes bien conscients d’être dans un rapport de force où l’éditeur impose à l’auteur de lui céder ses droits pour accepter de publier ses travaux, puis refacture l’accès à cette même publication à la communauté scientifique sans justification crédible du coût de la valeur ajoutée.

Quelle serait la meilleure réponse face à une telle captation ? Laisser ce système de double-captation mourir de lui-même, se dirait-on spontanément. Visée par des coupes budgétaires sans précédents, de nombreuses institutions (parfois très prestigieuses, comme Harvard ou la Bibliothèque Interuniversitaire de santé de Paris) renoncent à accéder aux corpus des grands éditeurs. Cette dynamique de désabonnement est très prometteuse : au pire, elle contraindra Elsevier et ses collègues à réviser sérieusement leur politique tarifaire, au mieux elle entraînera l’émergence de modèles éditoriaux inédits, structurés par le principe du libre accès.

Mais non : Jean-Pierre Finance appelle à négocier une licence nationale de cinq ans avec Elsevier. Cette procédure corrigerait le rapport de force actuel. Les universités ne sont plus isolées face au géant de l’édition scientifique.

Nous avons réussi une négociation centralisée, ce qui signifie que l’éditeur n’a pas la possibilité de faire une proposition plus avantageuse à certains avec l’optique de diviser pour mieux régner.

Sauf que… c’est exactement ce que l’éditeur fait. Que ce soit à l’échelle d’une université ou d’une licence nationale, les clauses de confidentialité d’Elsevier sont toujours valables. En l’absence de toute publicité, il est strictement impossible de savoir si les conditions obtenus sont réellement avantageuses. De l’aveu de Grégory Colcanap, le principal gain reste une « majoration modérée » par rapport à 2013 (ce qui ne serait pas mal, sur le principe, sauf que après 30 ans d’augmentation continue, l’on part de très haut).

Inversement, l’avantage de laisser les universités négocier seules, c’est qu’elles sont libres de claquer la porte au gré de l’évolution de leurs budgets et de leurs politiques éditoriales. La loi d’airain de l’offre et de la demande a au moins l’avantage de contraindre les institutions à faire des choix difficiles. Avec la licence nationale, l’on s’engage pour cinq ans et avec un budget a priori incompressible (172 millions au total, sans compte la TVA).

À ce propos, l’AEF évoque un point très sensible : le retrait de nombreux établissements initialement associés à la licence dans le premier projet d’accord divulgué en février. On passe de 631 à 476 établissements, soit plus d’un tiers d’établissements en moins. Jean-Pierre Finance justifie ce retrait au nom d’une clarification :

Le chiffre de 600 avancé lors de la signature du protocole d’accord était une estimation large qui comprenait des établissements achetant peu mais aussi les chancelleries des universités (rectorats), des IFSI non concernés, etc. Depuis, nous avons déterminé de manière précise les véritables ayants-droits.

En réalité, des institutions importantes se sont également retirées (entre autres, la BNF). D’après les informations dont je dispose, les conditions tarifaires ont joué un rôle décisif : ces établissements ont jugé plus avantageux de négocier directement avec Elsevier ou de renoncer à tout accès.

Sur l’open access, Jean-Pierre Finance considère que les modèles existants ne sont pas suffisamment matures pour envisager une substitution au modèle éditorial classique. Il pointe avant tout le manque d’engagement des chercheurs :

sortir de cette logique nécessite une adhésion complète des chercheurs et un changement de paradigme en termes d’évaluation.

Cette réaction correspond à un élément de langage récurrent au sein du Ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur : si l’on ne fait pas plus d’open access, c’est avant tout parce que les chercheurs ne se mobilisent pas suffisamment. Or, les principaux blocages viennent du ministère. Aussi bien l’inscription dans le marbre de critères d’évaluation fondés sur des revues qualifiantes que la protection des droits de l’éditeur (qui garde une entière propriété sur la publication scientifique) bloquent de fait le développement du libre accès.

Pour le reste, l’interview évoque trois avancées effectivement positives (mais ça n’enlève rien au fait que la procédure est entièrement viciée) :

  • Les universités françaises gardent la propriété des données. C’est-à-dire que, si dans cinq ans, la licence nationale n’est pas reconduite, les universités continueront d’accéder aux articles déjà publiés. Seulement, un tel dispositif était déjà opérationnel cette année. Le consortium Couperin avait conçu une base de secours, PANIST, dans l’éventualité d’une rupture des accords avec Elsevier.
  • Une distinction nette est posée entre les publications en open access “gold” et les publications sous le régime du droit d’auteur classique. L’enjeu est d’éviter. Le principe est louable sur le papier. À ceci près que la part des publications Elsevier publiées en libre accès est très réduite (1% de revues en open access, 8% qui en contiennent selon mes calculs).
  • La licence de data mining a été assouplie : les chercheurs ne seront pas obligés de passer par l’API d’Elsevier. J’étais déjà revenu sur cette évolution il y a quelques semaines.

Quoi qu’il en soit, la licence nationale change clairement les règles du jeu. Je comptais beaucoup sur un pourrissement du système, dépassé par ses propres contradictions : les tarifs délirants des éditeurs et les politiques d’austérité budgétaires menant tout droit au point de décrochage total. Or, tout sera verrouillé pour cinq ans. Plutôt que d’attendre patiemment que les choses se décantent d’elles-mêmes, il devient nécessaire de s’engager concrètement : le manifeste du regretté Aaron Swartz pour une guerilla open access est plus actuel que jamais…

Sciences communes

URL: http://scoms.hypotheses.org/
Via un article de Pierre-Carl Langlais, publié le 21 novembre 2014

©© a-brest, article sous licence creative common info