Étude exploratoire des Tiers-Lieux comme dispositif d’incubation libre et ouvert de projet (1)

Cet article reprend la première partie du texte, publication d’Antoine Burret réalisée dans le cadre de laXXIII Conférence Internationale de Management Stratégique qui a eu lieu à Rennes du 26 au 28 mai 2014, une publication reprise sous licence CC by sur le site de Movilab

Résumé

Cet article présente les Tiers-Lieux comme des dispositifs permettant le partage de savoirs, la mutualisation de ressources et la création collective de biens communs pour favoriser la résolution de problèmes de société. Il interroge en filigrane la transférabilité des systèmes de partage et de co-création propres au monde du logiciel libre pour la conception, la création et la production de nouveaux produits ou services à valeur ajoutée.

L’évolution actuelle dans le champ de la recherche en entrepreneuriat tend à prendre en considération la dimension sociale de l’acte d’entreprendre. L’angle purement technique et mécanique est délaissé au profit d’une approche prenant en compte des facteurs intangibles tel que l’apprentissage collectif, le travail en réseau, l’exploration et la part d’inconnue inhérente à l’acte de création. Cette variation justifie l’attention portée actuellement sur certains types de dispositifs émergents tels que les espaces de travail collectif/collaboratif et par extension les Tiers-Lieux. Cependant il existe un amalgame terminologique entre les espaces de travail collectif/collaboratif et les Tiers-Lieux. En effet, si initialement le terme Tiers-Lieu a été introduit pour commenter la naissance de nouveaux lieux, intermédiaires entre le domicile et le travail, adaptés à un style de vie urbain, individualisés et mobiles, la constitution d’un réseau francophone des Tiers-Lieux Libre et Open Source offre de nouveaux éléments. L’observation du parcours de création de ce réseau, de son mode de travail ainsi que l’analyse de son document manifeste, permet d’affiner la compréhension de ce concept et de ses modalités d’applications.

Il apparaît ainsi qu’un lien ténu relie les Tiers-Lieux et le monde du libre notamment au niveau des licences et dans la manière dont les savoirs intègrent un patrimoine informationnel commun sur lequel tout un chacun peut s’appuyer. A partir de ces données, cet article analyse une expérience menée autour et par les Tiers-Lieux à Saint-Étienne sur l’accompagnement de projets entrepreneuriaux et associatifs dans une logique libre et ouverte. Cette expérience vise à générer de nouvelles valeurs en articulant les ressources préexistantes d’un territoire autour de situations collaborative de travail, d’un même système d’information et d’un modèle de gouvernance propre. L’enjeu est de permettre aux porteurs de projets de s’organiser en réseau et de consolider un socle commun de savoir sur lequel ils s’appuient pour ensuite développer leurs propres produits ou services. Cette approche évoque éminemment les pratiques de création et de production à l’œuvre dans le champ des technologies libres. Elle offre également un axe de réflexion original sur la manière dont les Tiers-Lieux peuvent permettre aux organisations privées, publiques et associatives de repenser leurs approches stratégiques à l’aune des transformations qu’opèrent les technologies numériques sur notre société.

Introduction

Dans la suite de ses recherches sur l’économie du savoir ou l’économie cognitive, Yann Moulier Boutang avance la théorie d’un passage d’une économie basée sur l’échange et la production vers une économie de pollinisation et de contribution (Moulier Boutang, 2007, 2010). Selon cet auteur, la numérisation croissante des échanges d’informations scientifiques et techniques engendre une circulation des savoirs qui va bien au-delà de ceux qui les ont initialement produites. En s’enrichissant par symbioses et mutations, ces savoirs représentent un capital cognitif conséquent qu’il s’agit aujourd’hui d’appréhender et de valoriser afin d’élaborer de nouveaux produits et services.

Pour développer cette thèse Moulier Boutang s’appuie notamment sur l’observation et l’analyse des mécanismes d’organisation et de production mis en œuvre dans le mouvement du logiciel libre. Ici l’architecture de création spécifique aux technologies libres et la manière dont elle encadre les processus créatifs semblent être une source d’inspiration. En effet, depuis une trentaine d’année, les acteurs des technologies libres ont développés tout un attirail de modèle d’affaires, de licences, de modèle de financement qui permettent de faire travailler en bonne entente des acteurs aux profils et aux ambitions différentes. Dans le domaine informatique, les acteurs convergent dans l’idée que la mutualisation des savoirs doit permettre d’avancer plus vite. Plutôt que de réinventer « la roue » chacun dans son coin, chaque individu partage ce qu’il fait et permet aux autres de se le réapproprier (Elie, 2008). Ce système est à la source de nombreuses innovations dans le monde. Sur internet, des plateformes appelées « forges » et souvent qualifiées d’ « usines à collaborer » (Elie, 2008), permettent la collaboration de nombreuses personnes travaillant sur le même code. La forge fournit les outils permettant d’arbitrer les conflits s’ils ont lieu. Elle fournit également des outils de communication ou de travail collaboratif qui permettent de s’informer, de poser une question, d’y répondre, de produire de la documentation, de fabriquer des paquetages, de les télécharger, etc. Aussi les processus au cœur de l’économie du libre favorisent la co-création par l’utilisation de licences et de modèle économique adaptés. Le savoir existant intègre un patrimoine informationnel commun, ce qui permet son partage, son amélioration progressive et sa réutilisation. En s’appuyant sur les Tiers-Lieux comme interface permettant de faire travailler ensemble un grand nombre d’acteurs hétérogène autour de projet (Leonard, Yurchyshyna, 2013), cet article souhaite questionner en filigrane la transférabilité des systèmes de partage et de co-création propre aux technologies libres pour la conception, la création et la production de nouveaux produits ou services à valeur ajoutée.

Dans un premier temps, les différents dispositifs d’accompagnement à l’entrepreneuriat seront analysés afin de mettre en avant les particularités de chacun des dispositifs existants. Ensuite, les mécanismes de production propres à la gouvernance libre seront étudiés. A partir de ces éléments, le concept de Tiers-Lieux sera approfondi. En effet, si le terme Tiers-Lieu désignait de manière assez vague une certaine typologie d’endroit, il semble désormais que se précise de plus en plus ce à quoi ce terme est rattaché. Ces précisions permettront d’envisager les Tiers-Lieux comme des dispositifs favorisant le développement économique des territoires. Pour ce faire, l’observation et l’analyse de l’architecture de création générée autour et par les Tiers-Lieux à Saint-Étienne sur l’accompagnement de projets entrepreneuriaux et associatifs dans une logique libre et ouverte donnera de premiers enseignements. L’enjeu de cette expérience est d’appréhender les Tiers-Lieux comme des dispositifs permettant le partage de savoirs, la mutualisation de ressources et la création collective de biens communs pour favoriser la résolution de problèmes de société.

Méthodologie de recherche

Cette recherche s’appuie sur une approche qualitative menée auprès de Tiers-Lieux dans l’espace francophone entre 2010 et 2014. L’auteur a observé et participé au développement de plusieurs Tiers-Lieux en Suisse et en France. Dans un premier temps, l’auteur a étudié la Muse à Genève en se focalisant sur la manière dont l’apparition d’un environnement entrepreneurial composé notamment de Tiers-Lieux, de licences libres, et de financement participatif influençait la modélisation des entreprises. L’enjeu était d’analyser la manière dont les créateurs s’organisent en communautés afin de consolider un socle commun de savoirs sur lequel ils vont pouvoir s’appuyer pour ensuite développer leurs propres produits ou services. Sur une période de 18 moins d’observation participante, cette étude l’a amené à réaliser soixante-dix entretiens semi-directifs avec des entrepreneurs et des porteurs de projets usagers de la Muse. A la suite de quinze ateliers de co-création de modèles économiques avec les usagers de la Muse, l’auteur a relevé les obstacles organisationnel et juridique que ceux-ci peuvent rencontrer. Il a ainsi axé sa recherche sur la définition d’un cadre de gouvernance propice à la co-création. C’est en étudiant les mécanismes de travail de l’Open Software et de l’Open Hardware, les différentes licences dites libres ainsi qu’en accompagnant et en organisant près de 25 réunions de travail sur une période de 12 mois avec les membres de la Free IT Fondation1 basé à Genève que l’auteur a récolté des données sur la manière dont les acteurs du libre encadrent le processus de co-création. L’enjeu étant de relever les systèmes de rétribution inhérents aux logiques contributives afin d’envisager leurs adaptabilités. Enfin, l’auteur a observé et participé au développement de la communauté des Tiers-Lieux Libres et Open Source Francophones. Il a animé près de 30 format de travail collectif avec des acteurs des Tiers-Lieux dans plusieurs villes (Genève, Lausanne, Lille, Marseille, Paris, etc.). Il a étudié le fonctionnement et le modèle économique de près de 25 espaces en France et en Suisse. Près d’une centaine d’entretiens ont été réalisé avec les usagers et développeur de Tiers-Lieux en francophonie. Il a réalisé un questionnaire auprès de plus de 200 acteurs des Tiers-Lieux en francophonie afin de comprendre la manière dont les Tiers-Lieux envisageaient la création de valeur.

Depuis 2013, il accompagne la création et le développement de l’écosystème des Tiers-Lieux à Saint-Etienne en travaillant avec la société Openscop1, Saint-Etienne Métropole et la Fondation Cintcom2 sur le transfert de la gestion de la propriété intellectuel en mode "libre" auprès des Tiers-Lieux et de leurs écosystème d’innovation ainsi que sur la construction des instruments de gouvernance et de financement public privé permettant d’accompagner les co-entrepreneurs.
Les dispositifs d’aide à la création d’entreprise

L’analyse des dispositifs d’accompagnement à l’entrepreneuriat tend à s’imposer comme un champ de recherche à part entière. Qu’il s’agisse d’incubateurs ou de pépinières ((Albert et Gaynor, 2001 ; Hackett et Dilts, 2004 ; Iselin et Bruhat, 2003 ; Léger-Jarniou, 2005 ; Bakkali, Messeghem et Sammut, 2012 ; Redis, 2006, Lebret, 2007 ; ), de clusters, de pôles de compétitivité et de technopôles (Porter, 1998, 2000 ; Carluer, 2006 ; Berthinier-Poncet, 2012 ; Hussler et Hamza-Sfaxi, 2012, Delgado, Porter et Stern, 2010) ou encore des procédés permettant des levées de fonds par le capital risque ((Hellmann et Puri, 2002 ; Redis, 2006 ; Gerasymenko, 2008), les questionnements portent sur les possibilités d’évolution de ces dispositifs et sur l’apparition de nouveaux supports (Chabaud, Messeghem et Sammut, 2010). En effet, malgré la grande diversité de ces dispositifs (Duplat, 2005) « l’accompagnement traditionnel » des entrepreneurs semble être configuré d’une manière horizontale. Cette forme d’accompagnement suggère qu’en mettant les entrepreneurs en face d’experts qualifiés, la transmission de connaissances peut-être assurée.

Afin de faire évoluer les dispositifs d’accompagnement à la création d’entreprise, l’observation des entrepreneurs en situation de création apparaît être un support de plus en plus valorisé. Des théories comme celle de l’effectuation (Sarasvathy, 2001) mettent notamment en avant la dimension sociale de l’entrepreneuriat. L’angle purement technique et mécanique est ainsi délaissé au profit d’une approche considérant les itérations, l’apprentissage collectif, le travail en réseau, l’exploration et la part d’inconnue inhérente à l’acte de création (Chia, 1996), (Toutain, Fayolle, 2009), (Binks, Starkey, Mahon, 2006). La prise en compte de ces facteurs intangible permet de justifier l’attention portée actuellement, dans le domaine de l’accompagnement à l’entrepreneuriat, sur certains types de dispositifs émergents. Ainsi, des études comme celle de Fabbri et Charue-Duboc (2012) qui s’appuie sur le cas de la Ruche à Paris ou de Pierre et Burret (2013) sur la Muse à Genève visent à montrer le fonctionnement des espaces de travail collectif/collaboratif et les effets « réels » qu’ils entraînent sur les entrepreneurs.

Libre et Commun de la connaissance

Bien qu’il ne soit pas nécessaire ici de développer un historique approfondi de la culture du libre, il semble cependant essentiel d’en rappeler les grandes étapes. En effet, la logique de développement des Tiers-Lieux ainsi que le processus d’incubation libre et ouvert s’inspire grandement du cadre juridique et des mécanismes organisationnels propre au logiciel libre.

Le mouvement du Libre est apparu dans les années 80. L’objectif initial était de défendre l’ouverture et l’accessibilité des savoirs logiciels afin de pérenniser les pratiques collaboratives ouvertes inhérentes au développement informatique. Selon Broca (2013), la culture libre remonte aux écrits de Norbert Wiener (1962) et à la première cybernétique. En effet Wiener estimait que l’information était la clé de compréhension du monde et sa circulation la condition du progrès humain. Ainsi, il s’est opposé à sa marchandisation et a largement lutté pour l’extension de la propriété intellectuelle. Richard Stallman alors au département d’intelligence artificielle du MIT a repris ces thèses en observant la manière dont la tendance privative du marché du logiciel, paupérisait les ressources créatives de l’informatique originel (Stallman, 2010). Il créé un système d’exploitation libre, appelé GNU ainsi que la Free Software Foundation qui a pour objectif de fournir une infrastructure légale à la communauté du logiciel libre. Le libre se caractérise ainsi par une modification du droit d’auteurs autour du respect de 4 valeurs fondamentales : la liberté d’utiliser, de modifier, de copier et de redistribuer. A la fin des années 80 Stallman publie la première version de la licence publique général GNU. Au début des années 90 Linus Torvalds créer le premier noyau de système d’exploitation sous licence GNU/Linux. Dans le courant des années 90 Eric Raymond souhaite s’éloigner de l’aspect idéologique du libre tel que promus par Stallman et lance l’appellation Open Source pour mettre en avant l’aspect technique des pratiques collaboratives. Dans leur ouvrage sur les "communs", Dardot et Laval (2014) analyse la manière dont les logiques du libre propre à Internet envisagent la création de communs de la connaissance. Les différentes discussions sur les mécanismes de contrôle propres à internet (Benkler, 2009) montre les principales contreverses que les mécanismes libristes induisent. Certains y voient une prolongation d’un nouvel esprit du capitalisme (Boltanski, Chiapello, 2001) où l’opportunité d’un management de l’intelligence collectif (Zara, 2008) permis par l’organisation spontanée de communauté virtuelles "à but lucratif" (Hagel, Amstrong, 1999) engendrant l’avènement de formes commerciales nouvelles. Si pour Moulier Boutang (2010), l’intelligence entrepreneuriale consiste à convertir la richesse déjà présente sur internet en valeur économique, pour Dardot et Laval (2014) tout indique que le travail sur les communs de la connaissances est d’ores et déjà une activité managériale permettant d’ajouter à l’exploitation classique des salariés, l’exploitation inédites des consommateurs-usagers.

Cependant, il semble que les effets de réseau ne naissant pas spontanément de l’interconnexion des ordinateurs. Ils sont permis par tout un ensemble de règles qui favorisent le partage, la discussion et la création collective. Lawrence Lessig (2001), note que l’architecture d’internet est bâtie et structuré de manière ouverte afin d’accueillir toutes nouvelles innovations. Ce juriste américain affirme que l’architecture du réseau internet est le vrai régulateur du système. Selon son mot fameux : le code c’est la loi. Cela signifie que la manière dont le réseau est construit (son code) détermine ce que le système peut produire. Ainsi, les nouvelles formes de productions permises par internet dépendent du modèle de gouvernance de la propriété intellectuelle. Dans cette logique, si l’ambition est de concevoir les Tiers-Lieux comme des incubateurs libres et ouverts de projets, il semble essentiel de formaliser une architecture de création propre et de s’appuyer sur des règles permettant l’épanouissement des ressources techniques et théoriques.

Les Tiers-Lieux

La notion de Tiers-Lieu a été introduite par Ray Oldenburg (1989) pour commenter la naissance de nouveaux lieux, intermédiaires entre le domicile et le travail, adaptés à un style de vie urbain, individualisé et mobile. Selon cet auteur, la maison et les endroits de vie représentent les « premiers lieux », les places de travail représentent les « seconds-lieux ». Divergeant des espaces publics qui voient passer une foule hétérogène, les « tiers-lieux » représentent un espace dans l’ « entre-deux » où se cristallise une vie communautaire en permettant des échanges plus larges au niveau local. Selon Oldenburg (1989), il existe des caractéristiques communes aux Tiers-Lieux. Ils sont gratuits ou bon marché ; ils proposent de la nourriture et des boissons ; ils sont faciles d’accès, hospitaliers et confortables ; ils accueillent un public d’habitués et permettent de se faire de nouveaux amis ou d’en rencontrer des anciens. Il apparaît cependant que les espaces de travail collaboratif ont souvent été intégrés dans le concept plus vaste de « tiers lieux ». Une étude menée par Silicone Sentier3 sur les espaces de travail collaboratif les définis ainsi comme étant des « tiers-lieux » régis par quatre dimensions : une dimension économique car ils visent à générer des revenus et mettre en commun des ressources ; une dimension socioprofessionnelle car ils sont un lieu d’échanges et de rencontres ; une dimension culturelle car le lieu véhicule des valeurs portées par l’équipe d’animation et partagées par les membres ; une dimension territoriale car le lieu est attaché au tissu social d’un territoire. L’étude menée par l’école de management de Grenoble (2010) consacre quant à elle l’appellation tiers-lieux à des cafés type café Internet qui n’ont pas vocation première à accueillir des travailleurs, cela n’étant qu’un élargissement de leur vocation initiale. Comme le souligne cette étude, il semble important de faire un réel effort de terminologie. Il existe en effet un amalgame terminologique entre les espaces de travail collaboratif et les Tiers-Lieux. Ils s’inscrivent tout les deux dans l’émergence de nouveaux types de lieu où se réunissent essentiellement des travailleurs nomades qui n’ont besoin de rien d’autre qu’un poste de travail et une connexion internet (Fabbri, Charue-Duboc, 2012).

Selon les contributeurs de la plateforme de partage de connaissance Movilab4, le Tiers-Lieu peut-être envisagé à travers plusieurs prismes. Un prisme sociologique où le tiers-lieu agit comme une fabrique de lien et de capital social, comme carrefour de rencontre qui transcende les démarches individuelles pour leur donner une dimension collective. Un prisme socio-professionnel car il peut devenir un point de référence où peuvent se rencontrer et travailler des professionnels ou des professionnels-amateurs (Leadbeater, Miller, 2004). Un prisme économique, car en tant que lieu d’échange et de croisement le tiers-lieu peut-être considéré comme une fabrique d’innovation. Un prisme culturel où le tiers-lieu invite à transformer les usagers en acteur co-créateur de sa réalité et de ses projets. Un prisme territorial où le tiers-lieu est un centre de ressources pour ses usagers et pour le territoire qu’il contribue à interroger et à dynamiser en mettant ses usagers en rôle actif de co-création. Pour Bazin (2013), le Tiers-lieu est un référentiel induit par la culture numérique qui inclue une recomposition des rapports à l’économie et à la culture. Selon cet auteur, le tiers-lieu repose sur un esprit entrepreneurial propre à une génération numérique selon certaines valeurs et méthodologies. Il renvoie à une micro politique des groupes où la dimension éco systémique se nourrit de la cohabitation d’activités disparates. La définition retenue dans cet article se rapproche de celle proposée Genoud (2010). Pour cet auteur, les tiers-lieux sont des espaces qui ne sont ni réellement publics, ni réellement privés, et qui sont l’incarnation physique et ancrée territorialement des démarches initiées par des créateurs dans le domaine virtuel. L’innovation est ici envisagée sous l’angle de l’ouverture, du partage, de la co-création et de l’interdisciplinarité. Cette approche reflète un peu mieux les lieux qui se reconnaissent derrière la notion de Tiers-Lieu ainsi que leur diversité.

La constitution d’un réseau francophone des Tiers-Lieux Libre et Open Source

En janvier 2012, lors des 16ème rencontre d’Autrans5, le groupe francophone des Tiers-Lieux a été créé par le biais notamment de la plateforme d’innovation sociale « Imagination for People6 ». Selon ce groupe, les Tiers-lieux sont : des lieux libres et ouverts à tous pour coopérer, pour produire soi-même et/ou à plusieurs, travailler et/ou entreprendre autrement, développer des modes de vie durables, s’éduquer et se cultiver ensemble.

Par la création de ce groupe de nombreuses structures ont décidé de ce revendiquer en tant que Tiers-Lieux. Appelé aujourd’hui « le réseau des Tiers-Lieux libre et Open Source francophone », ce groupe compte actuellement plus de 1200 membres. Il s’agit notamment d’espaces de travail collaboratif (coworking), de laboratoires ouvert de fabrication (fablabs) ou bien encore d’espaces permettant le partage de ressources et de savoirs, souvent dans le domaine de l’informatique (hakerspaces). Les espaces de télétravail, les espaces publiques numériques ou plus généralement tous les lieux où des individus peuvent se rencontrer et collaborer tendent également à se reconnaître sous le terme de Tiers-Lieu. Les membres du réseau échangent quotidiennement des informations grâce aux réseaux sociaux. Des séances de travail sont également organisées autour de thématiques touchant au Tiers-Lieux. Ces séances ont lieu lors d’événements ayant pour sujet le numérique ou encore l’innovation sociale. Les membres du réseau profitent de ces événements pour se réunir et parfois se rencontrer. Ils présentent leurs projets ainsi que les avancées obtenues sur des sujets aussi variés que le design de service, l’innovation de modèle économique, le droit et la propriété collaborative, la gouvernance contributive, etc. Chacune de ces séances regroupent un public hétérogène. En effet, outre les membres du réseau, des individus intéressés par ces problématiques participent. Pour retranscrire en temps réel les discussions et les débats, des outils permettant le travail collaboratif sont utilisés et laissés ensuite en ligne, à la disposition de tout un chacun. Pour permettre aux membres du réseau de se réunir indépendamment du calendrier des événements, des réunions « virtuelles » sont organisées. Des outils de visio-conférence permettant le dialogue instantané entre de nombreux acteurs sont utilisés. Les thématiques abordées sont dans ce cas plus larges. Il s’agit par exemple de : Tiers-Lieux et culture, Tiers-lieux et politique, Tiers-lieux et éducation, Tiers-lieux et industrie, etc.

En utilisant ces outils numériques, les membres du réseau peuvent interagir avec l’ensemble du réseau francophone des Tiers-lieux indépendamment de son territoire. En effet, ce réseau compte des membres de toutes les régions françaises, de Suisse, de Belgique, du Québec et de nombreux pays africain francophone tel que le Sénégal, la Côte d’Ivoire, etc. Pour assurer la pérennité des différents savoirs sur les Tiers-Lieux, les membres du réseaux des Tiers-Lieux francophone participent également à la conception et au développement de plateformes de partage de connaissance de type « wiki7 » Ces plateformes offrent la possibilité de mettre en ligne les expériences dans une démarche de mise en commun. Plusieurs plateformes de ce type sont utilisé. Les membres du réseau choisissent la plateforme de leurs choix en fonction de leurs spécialités, de leurs affinités avec les fondateurs de la plateforme ou de leurs territoires d’action8. Certains Tiers-Lieux mettent également à disposition leur propre plateforme9. Par ces outils, les membres du réseau des Tiers-Lieux partagent l’ensemble de leurs savoirs avec les autres membres mais aussi avec toutes personnes intéressées. Devant le succès rencontré par ce groupe et par la notion de Tiers-Lieu en général, le réseau francophone des Tiers-Lieux a souhaité répondre au besoin de lisibilité sur ce thème. Le réseau a ainsi proposé un document de 32 pages présentant en détail les dix thématiques qui sont supposées caractériser un Tiers-Lieu (cf. Tableau 1). Ce document ouvert et contributif, a pris la forme d’un « manifeste des Tiers-Lieux ».

Il est issu d’un travail mené avec l’ensemble du réseau francophone des Tiers-Lieux. Par le biais d’un questionnaire, les acteurs des Tiers-Lieux francophone (créateurs, développeurs, usagers, financeurs, etc.) ont été invités à se pencher sur leur démarche en juin 2013. Grâce aux témoignages reçus au travers du questionnaire, aux travaux de recherche d’étudiants et de scientifiques ainsi que par l’étude de l’expérience de terrain des acteurs, le « Manifeste des Tiers-Lieux » entend explorer l’esprit des Tiers-Lieux. Il présente le Tiers-Lieu comme un projet politique qui pose une question de conscience stratégique notamment sur la manière dont se pense la création de valeurs, sur la manière dont ces valeurs se créent et sur ce qu’elles apportent en terme d’intérêt général. Selon ce document, si les technologies numériques contribuent à l’apparition de conditions cognitives et sociales appropriées à la reconstitution d’un système de valeurs viable, décent et durable, les Tiers-Lieux offrent l’opportunité aux organisations et aux individus de dépasser les barrières cognitives et de travailler ensemble sur le développement de solutions en créant un socle de sens commun, « en bas de chez soi ». Le manifeste des Tiers Lieux aborde dix thématiques. Celle-ci sont présentés comme des éléments constitutifs : Collectif, Espace, Travail, Organisation, Langage, Numérique, Gouvernance, Services, Financement, Prospective. Selon ce manifeste, dans sa dimension entrepreneuriale le Tiers-Lieu se présente sur un territoire (territoire institué ou territoire projet) comme une interface ouverte et indépendante permettant l’interconnexion ainsi que le partage de biens et de savoirs. Des individus hétérogènes se réunissent pour travailler dans un cadre de confiance émotionnel, organisationnel (des ressources matériels sont mis à disposition) et juridique adapté (en terme de gouvernance et par l’utilisation de licence libre), où les échanges et les discussions sont en capacité d’aboutir à une démarche de production de solutions. Les individus partagent des pratiques et des expériences. Ils partagent également un espace, des outils et un système d’information. Dans une dialectique permanente entre collaboration et démarche individuelle, l’ensemble des savoirs inhérent au Tiers-Lieu intègre un patrimoine informationnel commun. A partir de ce patrimoine, chaque individu peut prendre ses propres décisions de manière conséquente et construire ses propres projets sur des bases solides.

Éléments de compréhension du fonctionnement des Tiers-Lieux

A l’instar des incubateurs d’entreprise ou des pépinières, les Tiers-Lieux proposent aux entrepreneurs des locaux meublés et équipé, à des prix préférentiels. Les usagers sont très hétérogènes : des étudiants, des individus en recherches d’emploi, des salariés, des porteurs de projets ou des entrepreneurs à différents niveau de maturité. Certains sont des entrepreneurs « novices » (St-Jean, 2010) tandis que d’autres sont des entrepreneurs « contraints » (Couteret, 2010). Cette hétérogénéité induit l’apparition d’une dynamique de réseau entre des individus désireux de monter un projet. Le réseau agit comme un accompagnant (Sammut, 2003) et permet de développer les compétences de chacun. L’accompagnement des entrepreneurs se fait ainsi en stimulant « l’interactivité cognitive » (Savall, Zardet, 1996), entre les porteurs de projet, les gestionnaires et les personnes gravitant autour du lieu dans une démarche d’accompagnement par le collectif du Tiers-Lieu (Fabbri, Charue-Duboc, 2012).

Outre l’espace de travail, des machines de fabrication (imprimante 3D, perceuse, découpeuse laser, etc.) et des ordinateurs peuvent-être mis à disposition. Il s’agit là de ressources communes à tous les membres du Tiers-Lieux. Cette mutualisation engendre des situations de travail en commun. Par exemple, lorsqu’un porteur de projet rencontre un problème technique ou théorique, les membres du collectif entreprennent de multiples explorations pour résoudre le problème. Ils s’attellent ensemble à trouver une solution. Un code de déontologie formel ou informel entre les individus vise à ce que chacun puisse développer ses activités tout en préservant les intérêts des autres et du Tiers-lieu. Cela concerne aussi bien la qualité des relations entre les membres, la préservation de potentiels secrets des affaires, que la délimitation des champs d’activité. Dans tout les cas, l’approche se veut participative dans le sens où aussi bien les usagers que les membres de la structure juridique qui porte le Tiers-Lieu, tentent avant tout de travailler de concert à la résolution des problèmes. Chaque usager peut intervenir et proposer de nouveaux services aux Tiers-Lieux dans une logique de relation transformationnelle (Comtesse, Caillet, 2008).

Les Tiers-Lieux dispose enfin d’un système d’information. Si les individus partagent des outils numériques commun (réseaux sociaux, outils de gestions, etc.) certains d’entre eux s’appuient sur une plateforme de diffusion des connaissances mise à disposition par le(s) Tiers-Lieu(x). Au delà d’un aspect purement informationnel, cette « remontée » des informations permet à tout un chacun de suivre les avancées des projets et de proposer des améliorations. Les savoirs sont ainsi partagés sous la forme de vidéo, d’enregistrement audio, de texte ou de graphique. Les individus peuvent présenter leur projet ainsi que les différentes étapes de développement. Ils peuvent également présenter des avancées théoriques sur des sujets diversifiés mais dans lesquelles ils estiment offrir un apport de connaissance. Ils peuvent intervenir directement sur les projets de chacun en proposant des modification ou en ajoutant des informations. Les Tiers-Lieux génèrent une forme organisationnelle spécifique et fait échos aux mécanismes de travail existant dans le monde du logiciel libre (Himanen, 2001). Ici, les expériences et les actions des individus sont volontairement reprisent et structurées pour être partagé avec un groupe d’acteurs. Cette action se fait par le biais d’une infrastructure numérique et par l’apposition de licence appropriée11. Chaque individu peut utiliser les savoirs issus du patrimoine à la condition de citer les auteurs originels et d’utiliser dans le cas d’une transformation ou d’une commercialisation la même licence. L’utilisation de ces licences permet de ne plus être encadré dans les logiques restrictives de la brevetabilité et de la propriété des idées.

Ainsi, les Tiers-Lieux se différencient des structures « traditionnelles » d’accompagnement en tant qu’ils génèrent eux mêmes de la valeur. En effet, hormis l’initiative personnelle des individus, par le Tiers-Lieux, des projets collectifs peuvent émerger. De la même manière, les savoirs générés par le Tiers-Lieu et ses usagers sont partagés et préservés au travers des infrastructures numériques constituant un patrimoine informationnel commun. Ils peuvent-être potentiellement valorisés et transformés en produit ou en service par tout un chacun dans une logique contributive (Cook, 2008), (Béraud, Cormerais, 2009)

L’adresse originale de cet article est http://www.pratiques-collaboratives...

Via un article de Briand, publié le 9 août 2014

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