Le droit d’auteur au défi des biens communs de la connaissance

0002472014-06-14~1576@JURIS_ASSOCIATIONS (1).pdfLe bimensuel Juris Associations (Dalloz) m’a sollicité avec d’autres pour rédiger un article dans le cadre d’un numéro spécial dédié aux communs. Vous trouverez le numéro en intégralité en pdf et mon article ci-dessous. Déjà publié en papier depuis 3 semaines, nous avons obtenu l’autorisation de diffuser l’intégralité des contenus après ce délais. Je vous en recommande vivement la lecture qui constitue une excellente introduction aux thématiques des communs.

Dossier Biens Communs Juris Associations from Silvère Mercier

Mon article :

Qu’il s’agisse d’œuvres individuelles ou collaboratives, la question des contenus la plupart du temps créés à partir d’œuvres précédentes n’est pas sans poser de problèmes juridiques notamment quant au respect du droit d’auteur. Explications.

En France, le droit de la propriété intellectuelle est l’ensemble des droits exclusifs accordés sur les créations intellectuelles à l’auteur ou à l’ayant droit d’une œuvre de l’esprit. Elle comporte deux branches :

  • la propriété littéraire et artistique, qui s’applique aux œuvres de l’esprit, est composée du droit d’auteur, du et des droits voisins.
  • la propriété industrielle, qui regroupe elle-même, d’une part, les créations utilitaires, comme le brevet d’invention et le certificat d’obtention végétale ou au contraire un droit de protection sui generis des obtentions végétales, et, d’autre part, les signes distinctifs, notamment la marque commerciale, le nom de domaine et l’appellation d’origine.

En ce qui concerne le droit d’auteur, est qualifiée d’œuvre de l’esprit toute forme qui porte l’empreinte de la subjectivité de son auteur. Aucune démarche d’enregistrement n’est requise pour qu’une œuvre soit protégée. Ainsi toute œuvre répondant aux critères énoncés dans le code de la propriété intellectuelle est d’emblée protégée et suppose en dehors des exceptions prévues l’accord de son auteur pour la moindre modification.

Le décalage du droit sur les usages

En 2013, on estime à près de 25% des européens adultes (EU-27) soit 125 millions le nombre de personnes qui produisent des contenus rendus accessibles universellement sur internet. Tous pourraient prétendre à un « statut d’auteur ». Toutes ces personnes n’inventent pas à partir de rien mais créent à partir d’un fond commun souvent à partir d’œuvres précédentes ou en assemblant des extraits… On parle d’ailleurs non plus d’œuvres, mais, comme s‘il fallait signifier cette extension du domaine, de contenus. Au regard du droit d’auteur actuel, pour chaque contenu mis en ligne et réutilisé par un autre internaute, il est impératif de demander l’autorisation à l’auteur… à condition de pouvoir l’identifier. Si l’on ajoute à cela que les « nouveaux » contenus sont souvent issus de créations collectives, il est aisé de percevoir que le droit est en complet décalage avec la « mise en capacité » du plus grand nombre à créer, des contenus avec des outils numériques mais surtout à les manipuler en communs, c’est-à-dire à les remixer et à les partager à grande échelle… Dans ce contexte, quels changements de perspectives apportent la notion de biens communs ?

Au cœur de ce que l’on appelle les biens communs, il y a trois éléments indissociables : des ressources, une communauté de personnes et des règles d’organisation. Le caractère commun ou non d’un bien se définit en fonction de son régime de partage, de son accès et de sa circulation.

Internet : à la fois bien commun et support de communs

Wikipédia par exemple appartient à tous et en même temps il n’appartient à personne puisque chaque page a été co-créé par un ensemble de contributeurs qui choisissent de placer ces contenus sous un régime qui n’est pas celui du droit d’auteur traditionnel.

Plus largement, né d’initiatives universitaires et d’emblée placé sous un régime collaboratif distinct de la propriété privée, Internet est lui-même un bien commun et un socle fondamental sur lequel des communs numériques peuvent se déployer. Conjugué au mouvement des logiciels libres qui implique que le code source des logiciels soit partageable et appropriable par ses utilisateurs, Internet permet à tout un chacun de créer et de faire circuler à un coût très faible des biens immatériels : messages, articles, vidéos, photos, musique, code source, etc. Ceux-ci deviennent des biens communs lorsqu’ils sont volontairement placés sous un régime qui permet une régulation ouverte des usages. C’est le rôle des licences que chacun peut utiliser pour déclarer les usages autorisés des ressources immatérielles qu’il crée ou modifie. Les biens communs, à la différence du droit d’auteur traditionnel mettent donc les usages au cœur de la régulation, au lieu de donner une place prépondérante à celui qui sensé « posséder » un contenu parce qu’il en est l’auteur.

On pourrait se réjouir de la formidable extension de la diffusion des idées permise par Internet et la baisse drastique du coût de reproduction de l’information. Pourtant, les industries créatives ont très rapidement assimilé à travers le phénomène du « piratage » les échanges non-marchands entre individus et la contrefaçon à vocation commerciale. C’est bien cet amalgame qui provoque une opposition frontale des industries à leur publics et donne lieu à un arsenal juridique (Hadopi ou Loppsi en France, feu-ACTA ou TAFTA à l’international) qui consacre une propriété intellectuelle toute puissante, reléguant à d’étroites exceptions les possibilités d’usages non commerciaux des publics alors même qu’elles prolifèrent sur le web. La logique poursuivie est toujours la même : sanctionner des usages déviants massifs au regard du droit d’auteur traditionnel pour se donner le temps de développer des modèles juridiques adaptés à la nouvelle donne.

Pour autant le sujet avance en dehors des tribunaux sans qu’aucune jurisprudence ne reconnaisse pour l’instant en France un système qui s’est imposé par son usage : celui des licences creative commons.

Retard du droit français quant aux creative commons

Le changement de paradigme de la création et de la circulation des contenus apporté par le numérique a été pris en compte dès 2001 par Lawrence Lessig. En inventant les creative commons, qui connaissent un succès mondial plus de 10 ans après leur apparition, le juriste américain Laurence Lessig a en quelque sorte inversé la logique du droit d’auteur : tout est permis par défaut sans demander la moindre autorisation et seulement ensuite l’auteur détermine des critères simples qui encadrent cette liberté. Les contenus sous licence creative commons ne sont pas seulement partageables mais aussi et surtout transmissibles de manière non exclusive. Le critère de « partage à l’identique » sur un contenu impose ainsi à celui qui crée une œuvre dérivée issue du « pot commun » de remettre cette nouvelle œuvre dans le même « pot commun ». Le caractère de biens communs des contenus ainsi créé s’exprime dans le potentiel qui est placé par l’auteur dans la faculté de réutilisation de ce qu’il partage. Cette alternative au droit d’auteur par les usages représente une initiative des plus intéressantes de communs potentiels à grande échelle. Un autre avantage du système est que les licences sont traduites et adaptées à chaque système légal national, ce qui permet aux auteurs de concéder des licences dont la validité est certaine au regard des lois de leur pays. Pour autant, le droit d’auteur français est encore très sévère avec les usages transformatifs qui se distinguent de la parodie et le pastiche et qui relèvent plus simplement du collage ou de la citation créative. Guillaume Champeau de Numerama résume ainsi la situation :

« Actuellement, le droit français n’autorise aucune souplesse en matière de citation d’œuvres audiovisuelles, que la jurisprudence a quasiment exclue du champ du droit de citation prévu par le code de la propriété intellectuelle[7]. Et quand bien même l’aurait-elle admis au-delà des seules œuvres littéraires, la loi est trop restrictive. Elle n’autorise les citations d’œuvres de tiers que si c’est justifié par le caractère « critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporées ». Or, comme le notait Lionel Maurel dans un article où il suggère des modifications législatives, « cette restriction téléologique empêche de citer dans un but créatif, ce qui est le propre justement de la pratique du mashup et du remix » ».

Il faut donc noter que la France est en retard puisque la loi ne prévoit pas la pratique d’exceptions quant au droit de citation. Le Canada a déjà réussi l’année dernière à introduire une exception spécifique en faveur du remix et une campagne a été lancée en Allemagne par la Digitale Gesellschaft pour réclamer un droit au mashup (contenus combinés). On le voit, le champ des usages transformatifs qui fait l’objet d’une mission au Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) est encore loin d’être pleinement pris en compte dans les pratiques. À ce décalage il faut ajouter une mutation profonde des modèles économiques de l’information.

De la propriété des œuvres à la propriété de la circulation des contenus

Pour bien comprendre ce contexte, il est nécessaire de poser une question fondamentale : quelle est la nature des droits des créateurs sur leur création ? La propriété intellectuelle est-elle de même nature que la propriété d’objets tangibles ? Dès la première loi sur le droit d’auteur que la France est le premier pays à mettre en place en 1791, les débats sont houleux entre les tenants d’un droit naturel perpétuel de propriété sur les idées comme sur les biens matériels et ceux qui combattent cette analogie.

Remise en cause du droit naturel de propriété sur les idées

Parmi ces derniers, Florent Latrive rappelle que : « Cette logique est particulièrement claire aux États-Unis, où la Constitution fixe comme objectif à la propriété intellectuelle de « promouvoir le progrès des Sciences et des Arts utiles » ». Mais ce serait une erreur que de voir là une tradition purement américaine : nombre de Français défendent cette conception, en s’inspirant plus ou moins explicitement de la tradition utilitariste. Victor Hugo lui-même rappelait que « le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient — le mot n’est pas trop vaste — au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. » Ces mots de Victor Hugo sont essentiels. Il ne s’agit pas d’une stricte révolution technique ou économique, c’est la figure même de l’Auteur romantique comme créateur à partir d’une inspiration divine qui est remise en cause au profit de la figure de l’individu partageur en réseau et qui crée toujours à partir d’autres œuvres.

L’enjeu est bien d’inventer des politiques culturelles qui permettent le déploiement des usages dans un contexte où le groupe des auteurs qui vivent de leur création apparaît en pleine lumière comme minoritaire, alors même que des millions d’artisans des contenus font vivre une économie de l’attention dont la valeur est captée par de nouveaux intermédiaires qui misent sur la circulation de ces contenus. La problématique qui se pose alors aux industries culturelles devient celle de réussir à vendre des contenus et à rémunérer des auteurs dans une économie de l’attention après avoir vendu des objets dans une économie des objets. Car dans un monde d’abondance des contenus, la compétition est celle du temps passé par chaque internaute dans un écosystème dans le but de monétiser cette attention auprès d’annonceurs.

Que serait en effet Facebook sans les contenus qui sont injectés dans le réseau par le quasi milliard d’utilisateur ? Une coquille vide. Or ce qui caractérise ce réseau social et la plupart de ses concurrents est bien qu’ils imposent dans leurs conditions générales d’utilisation la cession du droit d’exploitation des contenus qui y sont injectés tout en monétisant ces contenus auprès des annonceurs dans un environnement qu’ils contrôlent. Ces données constituent ce qu’on appelle un graphe social, c’est-à-dire un ensemble de données mises en relation les unes avec les autres. Cette cartographie sociale à grande échelle est ensuite exploitée à des fins publicitaires dans le but de cibler au plus près les besoins des consommateurs.

Données personnelles : échapper aux jardins fermés du web

Il ne faut pas faire l’erreur de prendre Facebook ou Google respectivement pour un réseau social et un moteur de recherche, ce sont tous les deux avant tout des régies publicitaires qui ont la propriété des données au cœur de leur modèle économique. La logique des biens communs repose précisément sur une réappropriation qui n’a rien d’une captation des droits d’exploitation. Elle va à l’encontre de la logique que dénonce le chercheur en sciences de l’information Olivier Ertzscheid, celle des « jardins fermés » du web.

« Dans ces jardins fermés, chaque acteur a intérêt à favoriser les résultats de son écosystème direct et à refuser ou brider toute forme d’externalité non-directement rentable. Ainsi, pour une recherche sur une vidéo, Google surpondérera et affichera en premier les résultats provenant de YouTube (qu’il a racheté) au détriment des résultats en provenance d’autres sites présentant pourtant la même vidéo (…). Ces nouvelles ingénieries relationnelles présentes dans tous les systèmes dits « de recommandation » nous astreignent à une navigation de plus en plus fermée, de type carcérale, dans laquelle il est de plus en plus difficile et de moins en moins « naturel » de parvenir à s’extraire des sentiers les plus fréquentés, ou des zones de liberté conditionnelle qui nous sont assignées. »

On le voit la frontière se déplace d’un paradigme de protection des contenus à celui de la protection de leur faculté de circulation. Comment les communs peuvent ils prendre en compte ce nouveau paradigme ?

Si l’enjeu est le graphe des données, c’est bien que le contrôle de ces données va bien au-delà de l’identification de chacun sur un réseau social pour s’étendre aux données identifiables à propos d’un ensemble d’individus reliés au sein d’un graphe : les fameuses données personnelles voient leur champ considérablement d’élargir. L’exploitation des Big Datas, c’est -à-dire des graphes, à grande échelle pose un problème épineux : faut-il renforcer la protection juridique des données par la loi au risque d’approfondir le contrôle des États ? L’affaire Snowden a considérablement affaiblit cette piste. Faut-il au contraire les patrimonialiser, c’est-à-dire en faire un droit de propriété individuelle commercialement cessible ? Certains comme Laurent Chemla envisagent même que les citoyens soient rémunérés pour céder leurs droits, en contrepartie d’un permis d’exploitation. Dans cette approche, on considère que la gestion privée est le plus efficace pour affronter l’enjeu. Est-ce vraiment une solution de réguler par un droit de propriété ce qui est enclos par les entreprises du web ? Cela ne revient-il pas à remplacer une enclosure par une autre ?

Ni privées, ni publiques comment penser des données personnelles en biens communs ? C’est en effet une piste peu étudiée : celle de faire de ces fameuses données personnelles des biens communs, quelque chose qui appartient à tous et à personne. Ne pas les sanctuariser par la loi, ni les commercialiser sans vergogne mais bien de repenser autour de leurs usages un faisceau de droits[12]. Il ne s’agit pas de refuser de leur appliquer un régime de propriété mais d’en repenser la nature. Et s’il fallait inventer des creative commons des données personnelles, des privacy commons ? Reste à définir une gouvernance partagée de cette ressource commune. Au regard de l’insécurité juridique et du développement des nouveaux monopoles du web la question mérite d’être explorée.

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Via un article de Silvère Mercier, publié le 8 juillet 2014

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