Protocole d’accord Elsevier : vers le maintien de la rente et la confirmation d’un contrôle hégémonique des données de la recherche

Le 31 janvier 2014, le consortium Couperin en charge de la négociation avec Elsevier, l’Agence Bibliographique de l’Enseignement Supérieur et l’éditeur sont arrivés à un protocole d’accord concernant l’abonnement au bouquet de périodiques « Freedom Collection » en licence nationale. Ce projet d’accord, qui porte sur cinq ans (du 1er janvier 2014 au 31 décembre 2018), constitue une avancée en termes de couverture institutionnelle : comme le dit le communiqué du consortium Couperin, « la licence nationale couvre l’intégralité des établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche, de nombreux établissements hospitaliers publics et des agences, ainsi que la Bibliothèque nationale de France. Le périmètre des établissements desservis passe ainsi de 147 établissements à 642″. D’autres évolutions vont dans le sens d’une plus grande clarté et d’une plus grande cohérence du modèle tarifaire ; ainsi le calcul du montant dont doit s’acquitter chaque établissement n’est plus indexé au montant qu’il payait pour les revues papier auxquelles il était abonné avant l’émergence des revues en ligne.

Botcott_Elsevier_3Cependant,on peut s’étonner du choix de la non-publicité, quand on sait qu’une telle stratégie fait le jeu à coup sûr de l’éditeur. Comme l’expliquait très bien David Tempest, Deputy Director of Universal Sustainable Research Access chez Elsevier, lors d’une table ronde organisée à l’Université d’Oxford en avril 2013 : « il y a des clauses de confidentialité inhérentes au système, pour ce qui concerne la Freedom Collection. (…) Et nous devons nous assurer, de façon à obtenir une compétition juste (fair) entre les pays, que nous avons ce niveau de confidentialité pour faire fonctionner tout ça. Autrement, tout le monde ferait baisser les prix, baisser, baisser, baisser, baisser… » C’est le secret même des négociations qui permet à l’éditeur de faire monter les enchères comme bon lui semble. La confidentialité est une composante indissociable du business model d’Elsevier et de tout éditeur scientifique en général. A ce titre, il nous semble important que Couperin et l’ABES clarifient leur position concernant la publicité des accords signés avec les éditeurs scientifiques, et en particulier celle des conditions tarifaires.

Par surcroît, la confidentialité des pourparlers entre les instances nationales et l’éditeur scientifique n’a pas permis de laisser place au débat citoyen et à une évaluation claire et transparente des enjeux mêmes de la négociation. En cela, SavoirsCom1 salue et soutient l’initative de Daniel Bourrion, qui en rendant public le protocole d’accord, a permis un débat, même tardif, sur un certain nombre de clauses. Notre collectif désapprouve au plus haut point les rappels à l’ordre adressés à Daniel Bourrion sur la base du devoir de réserve.

Le protocole d’accord présente un certain nombre de faiblesses que le collectif SavoirsCom1, soucieux de défendre l’inaliénabilité du domaine public de l’information, souhaite pointer.

Modèle tarifaire basé sur l’accès et non sur la publication :

Nous sommes conscients des difficultés de la négociation et de la marge de manœuvre étroite de Couperin, mais nous regrettons que l’accent ait été mis entièrement sur l’accès à la documentation et non sur les conditions de publication des résultats de la recherche. On voit se dessiner actuellement un basculement de la valeur : tandis que le coût de l’accès aux ressources documentaires se déprécie lentement mais sûrement (du fait du dépôt accru des articles sur des archives ouvertes ou bien du partage d’articles via les réseaux sociaux scientifiques, ou par mail, ou en pair à pair, ou comme le dit le prix Nobel de mathématiques Timothy Gowers « online anyway« …), la publication d’articles dans des revues-phares devient de plus en plus déterminante pour la carrière des chercheurs. Bref : « Publish or perish« … et non « Access to ScienceDirect or perish« .

Le programme SCOAP3 (Sponsoring Consortium for Open Access Publishing in Particle Physics), élaboré par le CERN et opérationnel depuis janvier 2014, a pris la pleine mesure de ce renversement copernicien : les dix revues en physique des hautes énergies proposées étant désormais toutes « libérées » en open access, la rétribution des éditeurs de ces revues prestigieuses n’est plus fonction du coût de l’accès mais de la capacité des éditeurs scientifiques à organiser le peer-reviewing.

Les épi-revues constituent une réponse encore plus nette aux nouveaux enjeux de la publication et de la libération des données de la recherche. Ces revues à comité de lecture dont les articles sont déposés intégralement en archives ouvertes, permettent, sans que la qualité des articles en soit sacrifiée, un affranchissement salutaire de l’emprise oligopolistique d’une poignée d’éditeurs scientifiques.

Pour en revenir au protocole d’accord avec Elsevier, si l’on va jusqu’au bout de la logique : ne pas signer l’accord pourrait constituer une décision sage et raisonnable, permettant de réorienter les lignes de crédits vers le soutien de la publication d’articles en libre accès (« green » ou « gold » open access). Cette solution faciliterait la publication (quand elle est soumise à payement forfaitaire) tout en garantissant le libre accès et la libre réutilisation des résultats de la recherche.

Enfin, on peut s’interroger sur la durée de l’accord. Du fait de la dévalorisation tendancielle du prix de l’accès au corpus éditorial, que vaudra en réalité le coût de l’accès aux articles de la Freedom Collection dans cinq ans ? Pourquoi une durée si longue ?

Evolution du coût de la Freedom Collection corrélé à la proportion d’articles en Gold OA :

Le projet d’accord propose un mécanisme original visant à faire baisser le coût de l’abonnement à la Freedom Collection quand le nombre d’articles publiés en Gold Open Access augmente. Ainsi on évite un double payement : une première fois par les bibliothèques, la seconde par les publiants.

Cependant, on peut s’interroger sur les effets pervers d’une clause qui, loin d’encourager l’éditeur à promouvoir la diffusion des publications en open access, l’invite au contraire à diffuser davantage de contenu payant. Le texte prévoit en effet qu’ « Elsevier garantit pour la durée du contrat que le volume [du contenu souscrit] augmentera en moyenne de plus de 2% par an. »

Clause de Content Mining :

La clause sur le Text and Data Mining nous paraît inacceptable en l’état. Les problèmes ont déjà été analysés, ils sont nombreux. Elsevier oblige les chercheurs à recourir à son API, et son utilisation est soumise aux règles fixées par l’éditeur. Non seulement le nombre de requêtes hebdomadaires via l’API est limité à 10 000 articles (ce qui est trop peu), mais le nombre de caractères extraits du texte original ne peut pas être supérieur à 200 (ce qui entrave de nombreux projets d’extractions automatisées : les noms de composants chimiques sont parfois supérieurs à 200 caractères). Ce faisant, Elsevier ne tient aucun compte de l’exception de courte citation en droit français, exception volontairement floue dont seul le juge est en mesure d’évaluer la portée.

De plus, en exigeant l’apposition d’une clause CC-BY-NC (licence Creative Commons avec Attribution et interdiction de réutilisation commerciale) sur les textes issus de l’extraction, l’éditeur restreint les conditions de réutilisation des données de la recherche. Ce qui sous-entend que les données de la recherche lui appartiennent puisqu’il en dicte la réutilisation.

Enfin, l’éditeur demande aux chercheurs qui souhaitent faire de la fouille de données, de décrire précisément leur projet, permettant ainsi à Elsevier d’exercer un contrôle sur les métadonnées des projets de recherche.

La stratégie du consortium Couperin repose sur le présupposé suivant : en devenant, à terme, « propriétaire » des données acquises (achat pérenne d’archives via le projet ISTEX, hébergement de ces ressources sur une plate-forme dédiée d’ici un an), le consortium sera en mesure de permettre à la communauté scientifique française de faire de la fouille de données sans restrictions d’usage. En se focalisant sur la « propriété » des données comme prélalable à leur libre réutilisation, on laisse la part belle à l’éditeur, libre d’édicter par le biais de licences, les conditions de réutilisation du courant.

Pour SavoirsCom1, il faut renverser le raisonnement : le droit de lire doit prévaloir sur l’illusion propriétariste. A partir du moment, où, conformément aux grandes lignes du protocole d’accord sur le point d’être signé, l’abonnement au courant permet l’accès au corpus éditorial, autrement dit confère à la communauté scientifique un droit de lire, le droit à l’exploration sans limitations des données devrait automatiquement en découler. L’exploration des données est indissociable du droit de lire. En vertu du domaine public de l’information, les informations sont de libre parcours : l’accès à un texte autorise une réutilisation sans restriction de ses composants informationnels.

C’est pourquoi le collectif SavoirsCom1 milite pour la consécration législative d’une véritable exception de Content Mining. Des exemples européens permettent de préciser la portée de l’exception. Le Royaume-Uni inclut ainsi une exception spécifique pour le content-mining dans le cadre de son projet de modernisation du copyright. Un rapport similaire publié en Irlande en 2013 préconise la mise en place d’un « fair dealing », soit une forme plus restrictive du « fair use » américain. Cependant ces projets de textes ne peuvent aboutir à l’échelon national. La liste des exceptions apportée par la directive sur la société de l’information est limitative et n’inclut aucun principe de subsidiarité. Il est donc important de faire également bouger les lignes au niveau européen, notamment par le biais de la consultation lancée par la Commission européenne sur la révision du droit d’auteur, qui comporte une partie sur le Content Mining.

C’est sur le terrain législatif que les positions du consortium Couperin et de SavoirsCom1 pourraient se rejoindre. Nous sommes prêts à entamer des discussions en ce sens avec le bureau professionnel de Couperin afin d’élaborer une proposition commune d’exception de Content Mining.

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 Des points de convergence avec le consortium Couperin sont possibles. Néanmoins, et pour conclure, le collectif SavoirsCom1 déplore que le protocole d’accord ait pour effet de conforter la position dominante de l’éditeur Elsevier dans le paysage scientifique français, non seulement au niveau financier mais aussi au niveau stratégique, par le biais de licences qui permettent à l’éditeur de garder la haute main sur la diffusion et la réutilisation d’une partie considérable des données de la recherche.

 

 

Via un article de SavoirsCom1, publié le 23 février 2014

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