Citoyens d’une société numérique Accès, Littératie, Médiations, Pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion

CN Num, recommandation 4 : Réinventer les médiations à l’ère numérique

"En moins de 20 ans, le numérique a activement participé à la transformation de la société française. Des phénomènes sociaux fondamentaux accompagnent les transformations industrielles et économiques. Les sociabilités, la relation aux autres, l’accès aux savoirs et la façon de les créer et de les partager, le rapport au temps et à l’espace, à l’argent, les façons de travailler et de se distraire, l’accès aux administrations et aux services essentiels, la vie publique, la vie citoyenne se métamorphosent en permanence. L’emploi, la formation, la consommation et la production se reconfigurent, directement et indirectement, par le numérique."

A-brest publie ici les 7 axes de recommandation du rapport remis le 26 novembre à la Ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l’innovation et de l’économie numérique.

Réinventer les médiations à l’ère numérique

Quel est l’objectif ?

  • Faire en sorte que tous les Français aient accès aux services essentiels et à leurs droits par plusieurs canaux, y compris un canal humain de proximité dès lors qu’ils ont besoin d’accompagnement, de conseil, de résoudre un problème, etc.
  • Faire en sorte qu’existe, sur tout le territoire, un réseau d’espaces partagés de proximité capables, en fonction des besoins locaux, de répondre à des besoins d’accès aux services et aux droits, de formation, de mutualisation de moyens, d’espaces de travail, etc.
  • Ceci, en s’appuyant sur la floraison d’initiatives publiques, privées et associatives que l’on constate dans ces domaines, tout en leur donnant des perspectives, un cadre de cohérence et des outils.

    A quoi reconnaît-on que l’on progresse ?

  • Le maillage : chaque citoyen dispose à moins d’une heure d’où il se trouve d’un point de contact avec un service essentiel et/ou d’un espace partagé de proximité.
  • Le contact : chaque citoyen connaît au moins un médiateur de proximité.
  • L’accès aux droits : la connaissance des droits s’améliore, le taux de non-recours aux droits diminue.
  • Le réseau : la densité des espaces de médiation, l’intensité de leurs échanges à la fois localement et à des échelles plus larges, la mobilité des professionnels d’une entité à l’autre, etc.

    Pourquoi est-ce important ?

  • Parce que la numérisation des services (publics et privés) peut en rendre l’accès plus difficile, notamment de la part de ceux qui connaissent déjà des difficultés et qui en ont le plus besoin : la médiation d’accès aux services est une exigence républicaine.
  • Parce que, comme le montre l’exemple de nombreuses entreprises qui cherchent à réintroduire des formes de contact humain de proximité, la médiation peut être économiquement efficace, dès lors qu’elle est à la fois pensée de manière professionnelle et organisée de manière mutualisée [1].
  • Parce que le développement du numérique sur le territoire suscite spontanément le besoin de nouveaux espaces collectifs pour travailler ensemble, échanger, partager des ressources et des compétences, conduire des projets collectifs… Il n’est pas indifférent que le télétravail donne naissance à des télécentres, que les professionnels du numérique aient été les premiers à expérimenter des lieux de "coworking", qu’ils soient également présents dans les projets de "FabLabs", que les concerts soient plus fréquentés aujourd’hui qu’hier, etc.

    Pour que la société numérique ne soit pas celle de la solitude, la médiation de proximité demeure un besoin essentiel et durable. Reste à savoir répondre à ce besoin dans un contexte de contrainte budgétaire durable.

Comment faire ?

Nous proposons de fonder une démarche ambitieuse de réinvention des médiations de proximité sur 5 points d’appui :

Point d’appui N°1 : définir une stratégie moderne de présence des services publics

Responsables : Etat, grands réseaux de service, collectivités locales

Aujourd’hui, face à la contrainte budgétaire, chaque administration gère séparément la réduction de sa présence physique, en négociant au cas par cas selon le degré de résistance des élus ou des populations. Demain, le gouvernement pourrait exiger des services publics d’Etat d’assurer une présence de proximité sur tout le territoire, compatible avec la contrainte budgétaire.
Comment ?
Par la mutualisation des lieux, des moyens techniques (informatiques notamment), voire des personnels d’accueil, à la fois dans des lieux d’accueil physique et (comme cela se pratique déjà) dans des plates-formes en ligne ou téléphoniques.

Il existe plusieurs manières d’aller dans cette direction, dont certaines s’expérimentent déjà : Maisons de services publics, contractualisation avec des réseaux existants (ex. La Poste) ou avec des associations, évolution du rôle de certains espaces publics numériques, etc.

Point d’appui N°2 : prendre appui sur la richesse des initiatives de terrain

Responsables : une coordination multi partenariale et en réseau, co pilotée par l’Etat, les territoires et les acteurs associatifs, articulée à différentes échelles nationale, régionale, locale...

Sous l’impulsion des collectivités locales, des associations, d’agents des fonctions publiques nationale et territoriale, parfois d’entreprises, une multitude d’initiatives explorent déjà le potentiel de médiations et d’espaces de proximité divers, mutualisés, adaptés aux réalités des populations locales. Elles constituent un trésor d’expériences, de références, de compétences, qui peut faire gagner énormément de temps. En revanche, ces initiatives souffrent de fortes disparités d’un territoire à l’autre (dans beaucoup de territoires on assiste à une réduction des moyens d’accompagnement) et demeurent trop souvent enfermées dans leurs "silos" institutionnels, territoriaux, thématiques : la médiathèque ne connaît pas les utilisateurs de l’EPN (espace public numérique) voisin, les médiateurs d’une région n’ont pas de facilité particulière à exercer le même métier dans une autre région ou un autre réseau, les différents réseaux ne partagent ni information, ni ressources… Les deux points d’appui qui suivent visent à remédier à cette situation.

Quel avenir pour les Espaces Publics Numériques ?

Différents lieux ont, dans le passé, porté une fonction de formation et d’accompagnement aux usages du numérique : lieux associatifs, médiathèques, foyers de jeunes travailleurs, centres culturels, etc. Dans cette diversité , le réseau des EPN a joué un rôle particulièrement actif et positif. Mais sa vocation numérique ne se suffit plus à elle-même. De nombreux EPN ont anticipé cette évolution, accueilli de nouveaux publics, assumé de nouveaux rôles. Mais il manque aujourd’hui une vision stratégique de leurs évolutions possibles et ce manque pèse sur le réseau : manque de reconnaissance, absence de perspective pour des animateurs parfois enfermés dans les "contrats aidés" et contraints de changer de métier quand ces contrats se terminent, "ghettoïsation numérique" alors même que d’autres besoins se font sentir sur le terrain, parfois baisse des financements, etc.

Nous considérons qu’aujourd’hui, le réseau des EPN a montré sa capacité à inventer des formes de médiation à l’ère numérique, au-delà de la formation. Il constitue l’un des actifs sur lesquels une stratégie de développement des médiations doit s’appuyer. Mais il doit faire évoluer ses fonctions. Nous proposons ainsi :

  • De renommer symboliquement les EPN en "espaces de médiation et d’innovation sociale" (EMIS), ce qui permettrait à la fois d’affirmer la réorientation stratégique de ces lieux et d’ouvrir l’accès au label à d’autres lieux qui ne s’identifiaient pas jusqu’ici au label EPN tout en portant des fonctions proches.
  • D’identifier deux types de fonction pour ces lieux et ceux qui les animent :
  • Une fonction au contact du public, au sein du réseau des espaces de proximité du territoire, qui s’appuie sur leur équipement numérique pour proposer une grande diversité d’activités et de services, éventuellement variables dans la journée, la semaine, l’année : formation (pas seulement au numérique), télétravail, médiation d’accès aux services administratifs, recherche d’emploi, accueil d’associations et de projets, etc.
  • Une fonction au service des autres médiateurs du territoire, souvent mal équipés et mal formés au numérique, en particulier une fonction d’animation de réseau, capitale dans une logique de passage à l’échelle.

Point d’appui N°3 : organiser à l’échelle des territoires le réseau des lieux partagés

Responsables : les collectivités territoriales, sans doute sous l’égide des régions

La "proximité" prend un sens différent selon la nature des bassins de vie, ruraux, urbains, périurbains. Elle est différente pour un cadre bien équipé, un étudiant mal logé et sans automobile, une famille nombreuse vivant en cité, un SDF, etc. L’enjeu, pour chaque territoire, est d’organiser cette "nouvelle proximité" à partir d’un maillage d’espaces partagés, multifonctions, flexibles, répondant dans des proportions variables à trois grandes catégories de besoins : l’accès aux services essentiels, l’apprentissage, la création et le développement de projets individuels ou collectifs. Ces lieux ne sont pas tous publics, ils peuvent être privés ou associatifs ; s’ils appartiennent au patrimoine public, il peut s’agir de celui de l’Etat, d’une entreprise publique, de diverses collectivités territoriales. L’enjeu est alors d’en organiser le maillage, jusqu’à l’échelle des bassins de vie, ainsi que la collaboration au sein de ces bassins, mais aussi entre eux. Ainsi, des médiateurs peuvent être amenés à circuler entre ces espaces pour se rapprocher de leurs publics, l’habitué d’un espace de "coworking" sera invité à se rendre à la Maison de service public pour mener une démarche administrative…

Cette stratégie doit aussi s’appuyer sur la construction d’une image : nous proposons ainsi de créer une signalétique commune des espaces partagés, capable à la fois d’en permettre l’identification et d’aider les usagers à comprendre les fonctions que propose chaque espace.

Point d’appui N°4 : reconnaître les métiers de la médiation

Responsables : l’Etat pour les référentiels métiers et la carrière de ses agents, les entreprises et les territoires pour leurs propres agents, les partenaires sociaux

Tous ces dispositifs sont gérés par ce que l’on peut désigner de manière générale comme des "médiateurs" : conseils, accompagnateurs, intermédiaires, agrégateurs, animateurs. Ils facilitent l’accès, décloisonnent les dispositifs au nom des individus qui en ont besoin, ils mettent en relation (les gens entre eux, les gens et les informations, les gens et les organisations, etc.)

Ces médiateurs appartiennent au minimum à quatre catégories :

  • les agents d’accueil et conseillers qui existent aujourd’hui dans plusieurs lieux d’accueil du public gérés par des administrations, des collectivités locales ou des entreprises ;
  • les médiateurs du domaine social, qui jouent une grande variété de rôles d’aide, de soutien, d’accompagnement auprès de publics en difficulté ;
  • les médiateurs du "lien social", dont le rôle principal est d’aider les gens à accomplir des choses pour eux-mêmes ou ensemble ;
  • les médiateurs numériques, qui ont depuis des années dépassé leur fonction initiale de formation au numérique pour jouer également un ou plusieurs des rôles décrits ci-dessus.

    Ces fonctions sont, et resteront, essentielles, mais ceux qui les assurent ne bénéficient généralement pas d’une grande reconnaissance et encore moins de perspectives professionnelles. Elles tendent à se rapprocher sans toutefois se confondre, mais toutes ont besoin des autres et toutes nécessitent des compétences de plus en plus importantes. Il serait alors possible d’organiser à la fois des formations, des collaborations, des rencontres, des passerelles et par conséquent, des itinéraires professionnels au sein de chacune de ces "filières" et sans doute aussi entre elles.

    Point d’appui N°5 : organiser et animer l’échange d’expériences, la capitalisation entre les acteurs de la médiation

    [Responsables : l’Etat en s’appuyant sur un réseau déconcentré d’acteurs]

    Les acteurs des médiations éprouvent un besoin d’échanger sur leurs expériences, de mutualiser sur leurs réussites et leurs échecs, d’aller voir ce qui se fait dans d’autres territoires, avec d’autres réseaux. Cet échange appelle une animation et une coordination. Mais le rôle de l’Etat et des acteurs territoriaux n’est pas tant de centraliser ces fonctions de partage que d’aider à organiser un maillage, d’installer les conditions nécessaires au décloisonnement et à la mutualisation.

    La Délégation aux usages de l’internet (DUI) a mis en place une plateforme destinée au réseau des EPN. Faute de moyens, elle n’a pas pu porter véritablement le travail d’animation et de mise en place d’une dynamique collaborative. Nous avons besoin aujourd’hui de pouvoir appuyer le réseau des médiations (qui ne se limite pas aux EPN) sur une organisation déconcentrée, disposant d’une réelle capacité d’animation et de mutualisation, avec des relais dans les territoires qui puissent organiser ce maillage entre les bassins de vie.

    Comment financer cette priorité ?

    Une bonne partie de cette action peut se financer en repensant à l’échelle de l’Etat la reconfiguration des "réseaux de distribution" des administrations : les espaces de proximité partagés sont cofinancés par les administrations qui les utilisent comme "points de contact", grâce aux économies qu’autorise la mutualisation de ces derniers. Plusieurs entreprises pourraient également se montrer intéressées par la proposition de mutualiser des points de contact de proximité, des espaces de travail, des relais logistiques, etc.

    Les lieux de travail, de projets, peuvent également pour partie s’autofinancer grâce à l’apport de leurs usagers, ou à la valeur de ce qu’ils produisent.

    Cette valeur se mesure parfois en euros, mais il apparaît indispensable de savoir aussi l’évaluer autrement : à l’échelle mondiale, nationale et régionale, de nombreux acteurs explorent aujourd’hui des "nouveaux indicateurs de richesse" (Indices de développement humain, indices de santé sociale, etc.). Ceux-ci mériteraient de trouver leur place dans l’évaluation d’une telle politique. Ce n’est pas une manière de contourner la contrainte budgétaire. Sur la base de ces mesures, les services en charge des budgets d’aménagement du territoire ou d’action sociale, par exemple, pourraient constater qu’investir dans des médiations et des lieux partagés de proximité constitue une dépense "active" pertinente, susceptible d’économiser plus tard d’autres dépenses plus lourdes de remédiation. Par exemple, dans le périurbain, un espace de médiation local mariant les fonctions actuelles d’un EPN et des fonctions de médiation d’accès aux services administratifs, peut à la fois renforcer le lien social, éviter de multiples déplacements, accueillir des publics en difficulté et permettre aux travailleurs sociaux de les rencontrer, etc.

    De même, des entreprises pourraient participer au financement de lieux ou réseaux de lieux, sur la base de considérations qui associeraient la "responsabilité sociale et environnementale" (RSE), la bonne gestion des ressources humaines (faire émerger des espaces de "télétravail", engager les collaborateurs dans des actions de proximité, etc.) et la relation au marché (points de présence, même occasionnels).

[1Par exemple, des bureaux de tabac ou des maisons de la presse sont également des points Poste, des guichets bancaires, des relais de livraison et bien d’autres choses. "Economiquement efficace" ne veut pas nécessairement dire "rentable" : une action de médiation peut être utile à l’économie sans dégager de revenus en propre, par exemple parce que ses usagers ne seraient pas en mesure de payer et que le bénéfice pour les entreprises serait trop indirect (on parle d’"externalités positives"). Ainsi, le fait que des espaces collectifs aident des gens, notamment grâce au numérique, à améliorer leur "employabilité" bénéficie clairement à l’économie, mais ni les bénéficiaires, ni les entreprises ne le paieront de manière directe

Posté le 26 novembre 2013 par Michel Briand, Valérie Picolo

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