Taxer la revente en ligne des livres d’occasion c’est porter atteinte aux droits fondamentaux du lecteur

Wallyg CC-BY-SA-NC Fickr

Wallyg CC-BY-SA-NC Fickr

Le député Hervé Gaymard vient de proposer dans une intervention écrite au Ministère de la Culture de taxer la revente en ligne de livres d’occasion, et plus largement de produits culturels, au motif qu’elle représenterait un préjudice et une perte pour les titulaires de droits. Hervé Gaymard va même jusqu’à assimiler ces pratiques à une forme de piratage .

Si l’idée d’une taxation de la revente d’occasion peut sembler intuitivement logique, elle n’en est pas moins erronée et dangereuse. Pourquoi ? L’acte d’achat du support physique d’un produit culturel (livres, CD, DVD, etc) a pour effet immédiat de voir s’épuiser certains droits de propriété intellectuelle qui s’y appliquent. Ce mécanisme a pour nom la doctrine de l’épuisement des droits.
Le document Éléments pour une réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées publié par la Quadrature du Net présente cette doctrine comme suit :
  • L’épuisement des droits est la doctrine juridique (dont l’équivalent anglo-saxon est la doctrine de la première vente) qui fait que lorsqu’on entre en possession d’une œuvre sur support, certains droits exclusifs qui portaient sur cette œuvre n’existent plus. Il devient possible de la prêter, donner, vendre, louer dans certains cas.

 

Un mécanisme essentiel pour la vie culturelle

 

Or ce mécanisme de l’épuisement, outre qu’il permet la libre circulation des biens sur le marché intérieur européen, constitue le socle de pratiques essentielles, que certains appellent les « droits fondamentaux du lecteur ». Le prêt ou l’échange de supports entre proches ; la constitution, la conservation et la transmission de collections entre générations ; des pratiques plus innovantes comme le book crossing ou les Petites Bibliothèques de rue  : tous ces usages, importants pour la vie culturelle et l’appropriation des oeuvres, trouvent leur fondement dans l’épuisement des droits.
Au delà de la revente dont il est question dans l’intervention d’Hervé Gaymard, l’épuisement des droits est donc au fondement des dynamiques de circulation non-marchandes des œuvres fixées sur des supports. Taxer la revente ouvre la voie à une logique de compensation qui implique que la liberté des usages (y compris marchands) de biens acquis doit faire l’objet d’une compensation à destination de ceux qui les produisent. C’est la même logique qui est à l’œuvre lorsqu’il s’agit de compenser le prêt des livres effectué par les bibliothèques au motif qu’ils constituent un manque à gagner pour l’industrie et les intermédiaires (et non pas les auteurs). Doit-on considérer que les usages de revente d’occasion sont « à compenser » pour une industrie qui a déjà touché des bénéfices sur une première vente ? Jusqu’où ira l’extension des droits au bénéfice des industriels et au détriment de la liberté des utilisateurs ? Peut-on raisonnablement assimiler toute forme d’usage à un préjudice, voire à du piratage ?

 

De l’environnement physique à l’environnement numérique

 

Toucher à l’épuisement des droits pour la revente d’occasion en instaurant une nouvelle forme de « droit de suite » reviendrait à enfoncer un premier coin dans la doctrine de l’épuisement des droits en la frappant dans l’environnement physique, alors que des débats importants existent pour l’étendre à l’environnement numérique.
La revente de logiciels d’occasion a été jugée conforme au droit européen par la Cour de Justice de l’Union Européenne par une importante décision rendue dans l’affaire UsedSoft. Aux Etats-Unis en revanche, le service de revente de fichiers musicaux d’occasion ReDigi n’a pu bénéficier de la doctrine de la première vente, mais l’affaire a été portée en appel. De son côté, la Cour Fédérale allemande de Bielefeld a interdit la revente de livres numériques d’occasion sans autorisation des ayants droits.
Ces hésitations de la jurisprudence sont compréhensibles, mais le résultat est de laisser le champ libre à des acteurs comme Amazon, Google ou Apple qui seront certainement les seuls à pouvoir organiser des systèmes de revente de fichiers sur la base de DRM et de modèles d’intégration verticale,  nuisibles à l’ensemble de l’écosystème culturel.
Dans le même temps, il apparaît que les droits fondamentaux des individus vis-à-vis des contenus culturels s’effritent peu à peu dans l’environnement numérique. La propriété pleine et entière des supports physiques se transforme en de simples droits d’usage, limités et réversibles, incompatibles avec l’individuation réelle de la culture.

 

S’appuyer sur l’épuisement des droits plutôt que l’affaiblir

 

Dans ce contexte, la proposition d’Hervé Gaymard est dangereuse car en écornant l’épuisement des droits, elle affaiblit l’une des pistes les plus intéressantes pour réequilibrer le système dans l’intérêt de tous les acteurs. Plutôt que de taxer la revente d’occasion, c’est vers la légalisation des échanges non marchands entre individus sur la base de l’épuisement des droits, couplée à la mise en place de financements mutualisés pour la création de type contribution créative que la réflexion devrait se tourner. Dans l’environnement virtuel, où les fichiers peuvent être dupliqués sans restriction, l’idée même de revente d’occasion n’a pas de sens, sinon celui de travestir le sens du partage légitime pour mieux l’évincer.
Pas de financement de la création au prix d’une remise en question des droits des individus ! Sortons de cette logique de la compensation d’un préjudice pour garantir les usages tout en cherchant de nouvelles formes innovantes de financement ! Agissons réellement sur les grands acteurs de l’Internet par le biais de la protection des données personnelles et d’une refonte juste de la fiscalité du numérique !

Via un article de SavoirsCom1, publié le 8 mai 2013

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