Pourquoi la presse devrait soutenir la légalisation du partage non-marchand

On a appris la semaine dernière qu’une loi est en cours d’adoption en Allemagne destinée à taxer les moteurs de recherche et les agrégateurs de contenus qui indexent les articles de la presse en ligne et pointent par des liens vers leurs sites. Ce texte a été surnommé Lex Google, car c’est principalement la firme de Mountain View qui est visée, à travers son service Google Actualités. Cette loi va contribuer à modifier en profondeur l’équilibre du web tel que nous le connaissons, en faisant payer pour de simples liens hypertextes, pour des titres et pour de courts extraits.

Le bateau presse prend l’eau et souffle à l’oreille du législateur des projets de lois inquiétants (Newspaper Boat. Par R. Mahmood.CC-BY-NC-SA. Source : Flickr)

Aussitôt, le Syndicat de la Presse Quotidienne Nationale (SPQN) a interpellé les pouvoirs publics français afin qu’un dispositif similaire soit instauré dans notre pays. Les éditeurs de presse proposent deux solutions juridiques pour atteindre cet objectif : soit la création d’un nouveau type de droits voisins à leur profit, à l’image de ce qui existe depuis 1985 pour les producteurs de phonogrammes et les artistes-interprètes, soit la mise en place d’une taxe sur les appareils connectés (ordinateurs, smartphones, tablettes). La Ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, a déjà répondu favorablement à cette sollicitation, en se prononçant en faveur d’une “taxe Google”.

Des solutions alternatives existent pour la presse en ligne

Il est très inquiétant de voir que sous couvert de financer la presse, on s’apprête à porter atteinte à des éléments fondamentaux de la liberté d’expression et d’information en ligne : le droit de faire des liens hypertexte, y compris à des fins commerciales ; le droit de citation ; le droit de référencer. Ces constituants essentiels de l’architecture du web seront les dommages collatéraux de cette évolution législative, avec des conséquences importantes pour la capacité à innover.

A condition d’abandonner les œillères idéologiques dont les producteurs de contenus ne veulent (peuvent ?) se départir, il est pourtant possible d’envisager des solutions alternatives, qui ouvriraient de réelles pistes de financement pour la presse, sans porter atteinte aux libertés numériques. Il faut pour cela se porter du côté de propositions comme la contribution créative et de la légalisation du partage non-marchand, défendues par Philippe Aigrain dans ses ouvrages et intégrées aux “Eléments pour une réforme du droit d’auteur” portés par la Quadrature du Net.

Pierre Lescure, à la tête de la mission sur l’acte II de l’exception culturelle, a semblé faire un pas récemment dans cette direction, en déclarant qu’ “il y aura forcément une partie de la réponse qui comportera la légalisation des échanges non-marchands“. Mais cette solution ne paraît pour l’instant envisagée que dans le domaine du cinéma et pour des oeuvres anciennes.

Sa lettre de mission, publiée hier, est pourtant rédigée de manière suffisamment large pour que la question de la presse en ligne puisse être abordée. Mais c’est surtout méconnaître que le système de la contribution créative, tel qu’il est formulé par Philippe Aigrain, n’a pas vocation à rester cantonné aux films ou à la musique, ni à se limiter aux téléchargements.

Il a vocation à s’appliquer aux articles de presse et on peut même dire qu’il est particulièrement bien adapté pour englober l’ensemble de l’écosystème de l’information en ligne : sites de presse, blogosphère et les intermédiaires comme les moteurs de recherche et les agrégateurs de contenus. Si les éditeurs de presse veulent vraiment sortir du casse-tête du modèle économique avec lequel ils se débattent depuis des années, ils devraient soutenir la légalisation du partage non-marchand.

Contribution créative et presse en ligne

C’est un aspect souvent mal connu, mais les propositions de Philippe Aigrain ont vocation à s’appliquer à “toute oeuvre qui a donné lieu à une diffusion numérique au public général quelle que soit sa nature (gratuite ou payante)“. Cette définition large couvre donc bien les pages des site de presse auxquelles les internautes peuvent accéder en ligne.

Dans le système de la contribution créative, les internautes se voient reconnaître un droit au partage non-marchand des oeuvres, qui serait pleinement applicable aux articles de presse. En contrepartie, les éditeurs de presse obtiendraient le droit de toucher une rémunération, prélevée sur le montant des redevances versées par les internautes, sous la forme d’un surcoût à leur abonnement internet. Le montant de cette rémunération pourrait être être calculé sur la base d’une évaluation de l’usage des contenus (pour les articles de presse, on peut imaginer qu’il s’agirait de la fréquentation des sites et des références, du type rétroliens et partages sur les réseaux sociaux).

On voit donc que les liens hypertextes pourraient servir à dégager un financement pour la presse, sans qu’il soit besoin de porter atteinte à la liberté de lier. Les “Éléments pour une réforme du droit d’auteur” comportent d’ailleurs un point spécifique sur cette question, qui insiste sur la nécessité de reconnaître la légitimité de la référence :

Internet se caractérise avant tout par la possibilité de rendre accessible à travers un lien tout contenu publié lorsqu’on connaît son URL. Cette possibilité est l’équivalent contemporain de la possibilité de référencer un contenu publié. Le fait de référencer à travers des liens des contenus accessibles est une condition primordiale de la liberté d’expression et de communication. Ainsi, les prétentions de certains sites d’empêcher les usagers du Web de créer des liens profonds pointant directement sur un contenu qui est accessible lorsqu’on connaît son URL, constituent des atteintes inacceptables au droit de référence et à la liberté d’expression. Il est inquiétant que certains aient prétendu légitimer cette interdiction par la perte de revenus publicitaires qui résulterait de tels liens.

Le casse-tête du modèle économique de la presse en ligne peut paraître insoluble, mais il existe pourtant des solutions (Par Planeta. CC-BY)

Reconnaître de nouveaux droits au profit des internautes

La contribution créative présente par ailleurs l’avantage de ne pas opérer de distinction selon que les contenus sont produits par des professionnels ou des amateurs. Cet aspect est fondamental dans le domaine de l’information en ligne, où la blogosphère et les échanges des internautes par le biais des réseaux sociaux jouent un rôle important, à côté des productions des journalistes professionnels, avec des interpénétrations croissantes. J’ai déjà eu d’ailleurs l’occasion de montrer comment la contribution créative pouvait permettre de dégager une rémunération pour les blogueurs, dans des conditions plus équitables que celles proposées actuellement par les sites de presse pour s’associer leurs services.

Cette solution est par ailleurs beaucoup plus équitable pour les internautes que la taxe sur les appareils connectés proposée par les éditeurs de presse. J’ai déjà dénoncé à plusieurs reprises ces formules, dans lesquelles on fait supporter toujours plus de charges aux individus, sans leur reconnaître en contrepartie de nouveaux droits. Ces taxes unilatérales constituent de véritables gabelles numériques et il faut les rejeter comme iniques !

Au cours des dernières semaines, des déclarations choquantes se sont succédées, proférées à l’encontre d’ “Internet qui ne produit rien” (Laurent Joffrin) ou d’”Internet où rien n’est éditorialisé” (Aurélie Filippetti). Ces propos ignorent un aspect essentiel de la révolution numérique : les internautes ne peuvent plus être considérés comme des consommateurs passifs de l’information ; ils en sont aussi devenus les acteurs et toute réforme qui négligerait cette dimension serait vouée à l’échec !

Taxer Google (et d’autres), mais pour de bonnes raisons

Tout ceci signifie-t-il qu’il faut renoncer à mettre à contribution Google ? Certainement pas ! C’est un enjeu absolument essentiel pour la régulation de ce que Yann Moulier-Boutang appelle le “capitalisme cognitif” de faire en sorte que les géants du web soient soumis à des prélèvements fiscaux proportionnés au rôle majeur qu’ils jouent. Mais encore convient-il de ne pas se tromper de fondement pour le faire, sous peine de graves errements.

Le problème majeur que posent les Google ou les Facebook ne réside pas dans le fait qu’ils reprennent des titres et des extraits, ni dans l’établissement de liens hypertexte. Il résulte de la manière dont ces firmes détournent à leur profit les mécanismes de ce que l’on appelle l’économie de l’attention, en se rendant incontournables pour les internautes. Ce faisant, ils mettent en place ce que Silvère Mercier appelle des “enclosures informationnelles”, empêchant que l’information qui circule en ligne puisse être constituée en bien commun partageable.

Un système dans lequel le partage est légalisé a besoin pour ne pas dériver que l’économie de l’attention ne soit pas instrumentalisée ainsi par des acteurs marchands. Mais pour corriger cette tendance lourde, il faut frapper directement sur le levier qui permet à ces firmes de monétiser l’attention, à savoir la publicité en ligne. C’est la raison pour laquelle les “Eléments pour une réforme du droit d’auteur” de La Quadrature comporte un point essentiel consacré à la maîtrise de la pollution publicitaire :

Des mécanismes de taxation spécifique de la publicité peuvent être envisagés, à conditions qu’ils portent sur toutes les régies indépendamment de leur nationalité ou de leur technologie.

Il ne s’agit pas de taxer seulement Google, mais d’instaurer par le biais d’une taxe de la publicité en ligne un mécanisme régulateur général. Aussi bien les éditeurs de presse que les internautes ont intérêt à ce qu’une telle régulation se mette en place. De la même façon, en ce qui concerne les appareils connectés, ce qui importe est moins de les taxer à grands coups de gabelles numériques, que de faire en sorte de favoriser au maximum leur ouverture et l’interopérabilité des contenus. Car c’est en rendant captifs leurs usagers des univers de leurs constructeurs que ces machines installent de redoutables “enclosures attentionnelles”.

Accepter un monstre juridique pour sauver la presse ? (Newspaper Origami Dragon Monster. Par epSos.de. CC-BY)

Eviter d’ouvrir la boîte de Pandore 

La contribution créative et les mesures qui l’accompagnent constituent donc bien des moyens pour dégager des financements pour la presse, sans attenter aux grandes libertés numériques et en prenant en compte toutes les dimensions de l’écosystème de l’information en ligne.

Parmi les solutions proposées par le SPQN, la plus dangereuse serait celle qui consisterait à créer un nouveau droit voisin au profit des éditeurs de presse. Il s’agirait même d’une catastrophe juridique d’une ampleur considérable. Car on a bien vu les effets que la création des droits voisins au profit des producteurs ont pu occasionner sur l’évolution de la propriété intellectuelle. Cette réforme a encapsulé la connaissance dans une nouvelle couche de droits exclusifs, qui ont renforcé la position d’intermédiaires par rapport à celles des auteurs. Pire encore, le lobby des industries culturelles a pu utiliser les droits voisins comme un levier pour allonger la durée de protection, empêchant les oeuvres de rejoindre le domaine public.

La presse comporte des auteurs, qui sont les journalistes, mais leurs droits ont déjà été passablement écornés par la loi Hadopi, qui a entraîné une cession automatique de leurs droits à leur employeurs, en dérogeant à tous les principes du droit d’auteur français. Consacrer un droit voisin pour les éditeurs de presse viendrait parachever ce glissement et Franck Macrez fait d’ailleurs remarquer sur Twitter que le dernier article de la Lex Google allemande prévoit seulement “une juste rémunération” au profit des auteurs…

Si un droit voisin était reconnu aux éditeurs de presse, nul doute que le monde du livre ne tarderait pas à réclamer lui-aussi l’instauration de telles prérogatives à son profit. Or l’édition de livres n’a jamais fonctionné ainsi : les éditeurs ne sont pas titulaires de droits propres, mais ils les obtiennent par cession auprès des auteurs, par le biais des contrats d’édition. Reconnaître un droit voisin aux éditeurs, c’est bouleverser profondément les rapports qu’ils entretiennent avec les auteurs, à un moment où les tensions sont intenses autour des droits numériques.

Dans un article consacré aux droits numériques publié par RSLN à l’occasion de la rentrée littéraire, on pouvait pourtant lire ces déclarations de Marie Sellier, co-présidente du Conseil Permanent des Ecrivains (CPE) :

Les musiciens vivent désormais surtout de leurs concerts. Les auteurs ne vivront pas de lectures publiques… Toutes les pistes doivent être envisagées, comme taxer les appareils ou nous reporter une part des revenus publicitaires des sites.

La taxe sur les appareils ne constitue nullement une solution durable et elle finira par devenir écrasante pour le consommateur si toutes les catégories de titulaires de droits obtiennent de lui faire payer un écot. Le report d’une part des revenus publicitaires peut constituer une partie de la solution, mais uniquement s’il est adossé à la contribution créative et conçu comme une régulation des dérives de l’économie de l’attention.

Espérons à présent que la mission Lescure s’emparera bien de la question de la presse en ligne et qu’elle saura entendre les propositions alternatives. Espérons aussi qu’elle n’ouvrira pas une boîte de Pandore aussi redoutable que celle de cette Lex Google ! Les libertés numériques en sortiraient en lambeaux, mais également le droit d’auteur, dans son acception la plus forte…


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L’adresse originale de cet article est http://www.revue-reseau-tic.net/Pou...

Via un article de calimaq, publié le 13 septembre 2012

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