Madame, Monsieur le Député, pourquoi il est important de faire le choix du Libre

Signal fort et beau symbole, en 2007 il avait été décidé de passer les postes des députés sous GNU/Linux Ubuntu et OpenOffice.org (cf ces témoignages). Arrive aujourd’hui le temps du renouvellement et les députés, fraîchement élu(e)s ou réélu(e)s, ont le choix du choix, avec Windows ou Ubuntu et Microsoft Office ou LibreOffice.

François Revol est un acteur bien connu de la communauté francophone du logiciel libre. Il fait ici acte de citoyenneté en prenant le temps d’adresser une lettre détaillée et personnalisée à son député sur ce sujet à ses yeux bien plus important qu’il n’y paraît. Nous vous invitons à vous en inspirer pour en faire de même, si vous partagez ses arguments et sa préoccupation.

Parce que nous ne souhaitons pas avoir une Assemblée nationale plus rose mais moins libre…

Takato Marui - CC by-sa

Objet : Système d’exploitation de votre ordinateur

Madame, Monsieur le Député,

Si ce n’est déjà fait, et que personne n’a choisi à votre place, vous allez devoir prendre une décision
très importante, que vous pourrez considérer comme anodine mais qui pourtant est cruciale.

Pour cette législature, conformément à la demande de la questure, vous avez le choix du
système d’exploitation (SE) qui sera utilisé sur votre ordinateur. La législature précédente avait
permis un énorme progrès par l’installation de GNU/Linux[1] sur toutes les machines des députés
auparavant sous Windows, mettant ainsi à leur disposition un système plus éthique, plus
économique, plus flexible, et participant à restaurer une certaine indépendance européenne dans le
secteur du logiciel. Il semble au contraire pour cette législature, pour certaines raisons obscures et
surtout exprimées bien tardivement, qu’il ait été décidé de vous laisser le choix. L’histoire dira, et
surtout votre choix, si c’est un recul ou un progrès, et si vous avez usé sagement de ce qui pour
beaucoup d’entre nous est encore un luxe, puisque précieux mais trop peu répandu.

En effet, malgré l’interdiction par la loi de la vente liée[2], le choix du système
d’exploitation lors de l’achat d’un ordinateur par un particulier relève encore du plus rare des
luxes, réservé aux seules entreprises. Si l’on en croit les revendeurs et fabricants, le particulier est
simplement trop stupide pour faire un choix éclairé. L’excuse d’une complexité accrue de
production est également caduque, les offres existantes pour les entreprises montrant la viabilité
de proposition du choix. En fait il s’agit surtout de préserver des monopoles établis, ceux d’une
entreprise américaine bien connue pour avoir été sanctionnée par la Commission européenne
pour cette même raison.

Pourtant le choix du système d’exploitation est important à plusieurs titres, même en
laissant l’éthique de côté, ayant même des conséquences sur la relocalisation d’emplois.

Ainsi par exemple le choix d’un SE libre permet, en plus de répondre aux questions
d’indépendance, d’interopérabilité, et d’adaptabilité, de générer une activité de développement
logiciel locale nécessaire à une adaptation au plus près des besoins, adaptation impossible avec du
logiciel propriétaire qui dépend entièrement du bon vouloir de l’éditeur. En effet, le logiciel libre,
par essence, est distribué avec son code source et la liberté de modification, permettant ainsi la
création et la mise en concurrence d’expertises non subordonnées à l’éditeur original. La
mutualisation des coûts de production des logiciels libres participe aussi de la création de biens
communs. Comme nombre de sujets connexes liés au numérique, le logiciel libre transcende donc
le bipartisme.

Certains d’entre vous ont d’ailleurs signé le Pacte Logiciel Libre lors de la campagne,
d’autres lors de précédentes législatures ont voté pour ou contre certains projets de loi
dommageables au logiciel libre, comme DADVSI ou HADOPI, créant ainsi du tracas y compris à
des universitaires français, comme les auteurs du logiciel de lecture vidéo VLC, obligés de
demander à la HADOPI comment contourner les DRM[3] du BluRay. La HADOPI n’a d’ailleurs
pas été d’une grande utilité pour résoudre la violation de la licence de FFmpeg/LibAV, logiciel
libre auquel j’ai modestement contribué, commise par un sous-traitant d’Orange4 pendant plus d’un
an. Il s’agit pourtant ici également de protection des auteurs. Il est intéressant de plus de noter
qu’Orange comptait parmi les fiers sponsors officiels de l’inutile sommet « eG8 » où la question
de la protection des auteurs a été abordée. La Commission européenne n’étant d’ailleurs pas en
reste, tant par sa tentative de faire adopter le traité ACTA[4] que la directive sur le brevet unitaire
qui bien qu’utile sur le principe laisse entrer le logiciel dans le champ de la brevetabilité, ce qui ne
saurait être plus grotesque puisque le logiciel est une expression de la pensée humaine et donc
naturellement sous le régime du droit d’auteur.

Tous ces problèmes ont en commun le manque de considération des « acteurs »,
entreprises – pourtant grandes utilisatrices de logiciel libre – comme législateur. Ceci vient autant
de la perception erronée de l’informatique comme un sujet purement technique et économique, que
des effets de la vente liée, effets devenant rétroactivement causes de renforcement des monopoles.
Le grand public est en effet gardé dans l’ignorance, croyant que le choix qui est fait pour lui est
dans son intérêt, que « ça marche comme ça », et que « Linux ça marche pas », ce qui dans la
plupart des cas est dû au manque de support matériel, lui-même résultant de l’indisponibilité des
spécifications techniques du matériel, puisque bien sûr les fabricants préfèrent distribuer plutôt
des pilotes pour Windows que les spécifications, qui sont pourtant le « manuel utilisateur » du
matériel par le logiciel et devraient être publiques, ceci étant justement la conséquence du
monopole déjà évoqué.

L’ironie de la situation étant que même Microsoft a été victime de cet état de fait, puisque
lors de la sortie de Windows Vista, certains périphériques fournis uniquement avec des pilotes
pour les versions précédentes de Windows n’étaient plus utilisables, mettant ainsi en colère les
utilisateurs devant néanmoins acheter Windows Vista avec leur nouvelle machine, sans toutefois
pouvoir utiliser certains périphériques pourtant neufs mais dont le fabricant refusait de fournir un
pilote mis à jour.

Quand aux très rares matériels « certifiés Linux » disponibles, ils sont généralement
seulement sommairement testés une fois pour toute certification, et de plus vraiment un « luxe »
au vu des prix pratiqués.

Malgré des campagnes d’information au public de la part d’associations de promotion du
logiciel libre comme l’April ou l’AFUL, ainsi que plusieurs procès gagnés par des particuliers,
l’inaction de la DGCCRF est manifeste, et le status quo demeure depuis maintenant plus d’une
décennie.

En effet, le problème de la vente liée, loin d’être récent, est par exemple une des causes
majeures de la fermeture en 2001 de Be, Inc., éditeur du système d’exploitation BeOS, que j’ai
utilisé pendant 10 ans. Déjà à l’époque Microsoft s’imposait sur les ordinateurs PC par le
verrouillage du processus de démarrage, et en interdisant aux revendeurs par des contrats secrets
d’installer un autre SE, la seule tentative de Be, Inc. de fournir des ordinateurs pré-installés avec
son système ayant été torpillée, Hitachi se contentant alors de laisser BeOS sur le disque dur mais
sans le rendre disponible au démarrage, ni même documenté et donc de facto inaccessible.

Plus tard, un éditeur de logiciel allemand ayant tenté de reprendre le développement de ce
même système a également dû fermer, toujours par manque de ventes et à cause du monopole de
fait de Microsoft sur le marché, me causant au passage un licenciement économique.

C’est d’ailleurs l’échec commercial de BeOS qui a conduit à la création du système
d’exploitation libre Haiku auquel je contribue actuellement, dans l’idée de perpétuer son
originalité, comme on tenterait de préserver une espèce nécessaire à la technodiversité. Pourtant,
même si c’est un projet plus ludique que commercial à l’heure actuelle, la vente liée nous pose
problème tout comme aux auteurs de Linux. En effet, la non disponibilité des spécifications
matérielles chez certains fabricants et de nombreux constructeurs rend impossible l’écriture des
pilotes de périphériques pourtant nécessaire à leur utilisation.

Cet état de fait est d’ailleurs une régression. En effet à une certaine époque la plupart des
machines électroniques (téléviseurs, électrophones, mais aussi ordinateurs) étaient livrées avec les
schémas complets. J’ai ainsi par exemple, dans le manuel utilisateur de mon premier ordinateur
(un ORIC Atmos), la description de son fonctionnement interne et toute la documentation
permettant d’interfacer du matériel, et l’importateur avait même publié les plans. L’obsolescence
programmée a pris le pas depuis lors.

Ce luxe donc, auquel vous avez droit, m’a été refusé à l’achat de mon dernier ordinateur
portable. Non seulement le fabricant refuse de rembourser la licence de Windows 7 que je n’ai
jamais demandée, mais il ne m’a toujours pas communiqué les spécifications nécessaires à
l’adaptation du système que je désire utiliser et auquel je contribue. J’en suis donc réduit lorsque je
tente de l’utiliser actuellement à une résolution graphique inférieure à ce que l’écran permet et sans
aucune accélération matérielle, pas de connexion réseau, et l’impossibilité de produire du son,
sans parler des fonctions moins essentielles, que pourtant j’ai payées. Pourtant, ainsi que je l’ai dit,
ces spécifications constituent le « manuel utilisateur » du matériel par le logiciel, et forment donc
en ce qui me concerne, des « caractéristiques essentielles »[5]. D’ailleurs, cette même machine avec
GNU/Linux que j’utilise également cause régulièrement des problèmes pour la même raison, à
savoir la non disponibilité des spécifications qui empêche la correction d’un bogue du pilote vidéo
pourtant documenté depuis plus d’un an.

La vente liée cause du tort également à des éditeurs français, comme Mandriva, qui
publiait une distribution de GNU/Linux depuis 1998, initialement appelée « Mandrake Linux »,
que j’ai d’ailleurs un temps utilisée, mais n’a pas réussi à s’imposer et a donc disparu récemment.
On ne peu que déplorer le résultat de cette concurrence pas vraiment libre et certainement faussée.

Et pourtant le logiciel libre permet de développer de nombreux [modèles économiques
différents|http://www.april.org/livre-blanc-des-modele-economiques-du-logiciel-libre], ouvrant des perspectives d’emploi pour des PME innovantes, si la loi ne le défavorise
pas.

Par ces temps de crise, il ne serait d’ailleurs pas inutile de s’intéresser aux optimisations
fiscales, pour ne pas parler d’évasion, que certaines entreprises multinationales pratiquent,
Microsoft en premier mais également Apple. L’absence de détail des prix lors de la vente liée
pose d’ailleurs des questions légitimes quand à la répartition de la TVA.

La pratique par Microsoft du verrouillage du processus de démarrage, que j’évoquais plus
haut à propos des PC, est d’ailleurs toujours d’actualité puisque bien évidemment les prochaines
tablettes « compatibles Windows 8 » devront implémenter obligatoirement le mécanisme dit
« SecureBoot », qui au prétexte de limiter les virus rendra totalement impossible l’installation d’un
système libre. Et donc alors même que le combat contre la vente liée s’éternise sur les PC, il est
presque déjà perdu sur les machines qui les remplaceront bientôt, alors même que ce sont toujours
des ordinateurs malgré tout, dont l’utilisateur devrait garder le contrôle, contrôle qui s’exprime en
premier sur le choix des logiciels qu’il voudra pouvoir utiliser ou non.

Le choix d’installer Windows s’apparente ainsi plus au non-choix, à un blanc-seing laissé
à Microsoft quand au contrôle de votre machine, avec la sécurité qu’on lui connaît. C’est aussi un
choix de facilité, au vu de la situation actuelle, mais également la caution d’une situation
inacceptable.

Le choix d’installer GNU/Linux, sur une machine de bureau, est avant tout moral et
éthique avant d’être pragmatique, alors que sur un serveur il s’impose plus logiquement. C’est
pourtant tout autant un choix de sécurité, puisque le code source ouvert garantit le contrôle que
l’on a sur le système, comme l’absence de porte dérobée. C’est aussi un choix courageux et
téméraire, par l’entrée dans ce qui reste encore une minorité technologiquement discriminée. Mais
ce serait aussi un signal fort envers les développeurs qui créent ces logiciels, les utilisateurs
confortés dans leur choix difficile, et enfin les fabricants de matériels qui pour certains encore
n’ont pas compris qu’il était de leur devoir et de leur intérêt de considérer tous les utilisateurs.

Ne vous y trompez pas, la majorité des problèmes qui pourraient survenir lors de
l’utilisation de GNU/Linux ne sont pas de son fait ou des développeurs qui l’ont écrit, mais bien de
Microsoft, Apple, et d’autres éditeurs, qui par leur politique de fermeture compliquent inutilement
l’interopérabilité entre leur système et les autres, à dessein bien sûr, puisque leur but est le
monopole. D’ailleurs il est à prévoir des incompatibilités entre GNU/Linux et l’infrastructure
choisie par la questure pour la gestion des courriels, à savoir Microsoft Exchange, bien connu
pour ne respecter aucun standard hormis le sien, c’est à dire donc aucun, puisque les formats et
protocoles d’Exchange ne sont en rien normalisés ni donc standard (de jure). Alors même que les
logiciels de courriel de GNU/Linux respectent de nombreux standards et normes. Pour résumer,
dire que GNU/Linux pose problème serait simplement inverser la situation causée par ces
monopoles.

Une métaphore que j’utilise depuis des années sans succès, mais pourtant découverte aussi récemment par un juge, s’énonce ainsi :

« La vente liée d’un système d’exploitation avec un ordinateur revient à l’obligation d’embauche d’un chauffeur à l’achat d’une voiture. »

Ceci vous semble absurde ? À moi aussi. C’est pourtant la pratique actuelle.

En tant qu’ingénieur, auteur de logiciels libres, citoyen et électeur, ce sujet me tient à
cœur, et il me semble nécessaire qu’au moins la législation actuelle soit appliquée, à défaut
d’évoluer. J’espère vous avoir éclairé sur ce choix important qui vous incombe, non dénué de
symbole, et qui je le rappelle est un luxe pour le particulier même informé. Je reste à votre
disposition pour toute discussion.

Je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur le Député, l’expression de ma considération la
plus distinguée.

François Revol

Crédit photo : Takato Marui (Creative Commons By-Sa)

Notes

[1] Le système libre GNU fonctionnant sur le noyau Linux, lui aussi libre.

[2] Article L.122-1 du code de la consommation

[3] Digital Rights Management, en français MTP pour « Méthodes Techniques de Protection »

[4] Anti-Counterfeiting Trade Agreement, ou Accord commercial anti-contrefaçon (ACAC)

[5] Au titre de l’article L-111-1 I. du code de la consommation.

Framablog

blog du réseau de sites et de
projets Framasoft dont le dénominateur commun est le logiciel libre,
sa culture et son état d’esprit.


URL: http://www.framablog.org/
Via un article de aKa, publié le 27 juin 2012

©© a-brest, article sous licence creative common info