Quelles conséquences pour les bibliothèques si la contribution créative était votée ?

Licence globale, contribution créative, mécénat globlal : différentes formules de financement alternatif de la création qui partent toutes du principe d’une légalisation des échanges hors marché des oeuvres entre individus, en contrepartie d’un prélèvement de quelques euros par mois à l’abonnement Internet, reversés aux titulaires de droits.

Il en résulterait que les oeuvres, autrefois disponibles légalement à l’achat ou illégalement par le biais de systèmes variés, deviendraient accessibles très largement sur Internet, qui prendrait l’allure… d’une gigantesque bibliothèque.

Babel Library IX. Par Susan Groppi. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

La question se pose alors de savoir ce qu’il adviendrait des bibliothèques actuelles si un système de licence globale ou de contribution créative était instauré. Dans l’univers physique de la rareté, les bibliothèques jouaient en effet un rôle important dans l’accès aux oeuvres. Ce rôle de fourniture d’oeuvres a déjà été marginalisé avec l’arrivée d’Internet, qui a provoqué le passage à un univers d’abondance. Néanmoins les bibliothèques, y compris avec le numérique, conservaient l’intérêt de constituer un élément de l’offre légale, même si elles ne pouvaient pas lutter en termes de richesses des contenus avec l’offre illégale, accessible par le biais du piratage.

Avec la légalisation des échanges non-marchands entre individus, cette fonction de fournitures d’oeuvres serait assurée dans sa quasi-totalité directement par Internet, cette fois-ci en toute légalité.

A titre personnel en tant que citoyen, mais également en tant que bibliothécaire, je suis favorable à la mise en place d’un système de contribution créative, qui me paraît le seul moyen d’enrayer la spirale répressive dans laquelle la guerre au partage conduite par les Etats et les industries culturelles nous plonge, ainsi que de consacrer un véritable droit au partage de la culture qui existait dans l’environnement physique, mais qui se trouve aujourd’hui menacé de disparition dans l’environnement numérique.

Néanmoins il n’est pas facile de penser l’impact sur les bibliothèques du passage à un système de contribution créative, ainsi que les conséquences sur les formes d’usages collectifs, auxquels j’attache beaucoup d’importance. Car la contribution créative concerne bien uniquement les échanges d’oeuvres entre individus et non les usages collectifs, comme les usages pédagogiques ou la mise à disposition d’oeuvres médiatisées par des personnes morales (modèle B to B).

Pour autant, la licence globale a pu parfois être comparée aux bibliothèques, ou du moins au système du droit de prêt des livres, à la fois par des bibliothécaires comme Patrick Bazin ou Bertrand Calenge, ou par des partisans de la Culture libre comme Jérémie Nestel et Laurent Chemla. Silvère Mercier a déjà également commencé à entamer sur Bibliobsession, une réflexion importante sur les rapports entre bibliothèques et licence globale (ici et ).

Dans son billet récent – et à mon sens essentiel – “Pour un secteur de l’information documentations sous le signe des biens communs“, il retient parmi les politiques publiques qui devraient être soutenues par ce secteur cette proposition :

Le partage non-commercial d’œuvres protégées doit être possible et des mécanismes de rémunération alternatifs pour l’auteur doivent être explorés. Tout comme la possibilité d’effectuer des usages non-commerciaux des œuvres est essentielle au développement personnel des individus, il est essentiel que la situation de l’auteur soit prise en compte lors de la mise en place de nouvelles exceptions ou limitations au droit d’auteur ou lors de la révision des anciennes.

Philippe Aigrain, dans son nouvel ouvrage, Sharing : Culture and The Economy in the Internet Age, propose un modèle de contribution créative et analyse dans le détail la mise en oeuvre concrète d’une telle solution. Son livre est accessible gratuitement en ligne sous forme numérique sous licence CC-BY-NC-ND et disponible à la vente en version imprimée.

Philippe Aigrain explique dans la vidéo ci-dessous les grands principes de son modèle, que vous pourrez ainsi découvrir en 5 minutes si vous n’en êtes pas familier (une autre vidéo plus détaillée ici, en 10 minutes).

Philippe Aigrain consacre un chapitre dans son ouvrage aux bibliothèques, où il envisage le rôle qu’elle pourrait continuer à jouer avec le passage à un système de contribution créative.

Son livre ayant été rédigé directement en anglais, il m’a semblé intéressant de proposer une traduction en français de ce passage du livre, que Philippe Aigrain a bien voulu m’autoriser à effectuer.

Je la publie ci-dessous, sans la commenter, pour l’instant.

J’invite néanmoins les bibliothécaires et plus largement les professionnels de l’information à lire l’ouvrage Sharing et à s’emparer de cette question de la légalisation des échanges non marchands, en réfléchissant aux implications pour leurs professions et pour leurs usagers.

Il me semble qu’il s’agit d’un débat important pour la profession, qui n’a que trop tardé.

Bibliothèques

Une autre question importante est celle des bibliothèques. Bruno Blasselle raconte qu’au Moyen Âge, la naissance des universités avait conduit à un accroissement de la demande de copies de textes, reliés sous forme de codex. Ceci conduisit au développement d’ateliers de copie à l’extérieur des monastères, avec des artisans spécialisés : copistes, relieurs, enlumineurs. Cette multiplication des copies entraîna une multiplication des erreurs, inévitable puisque les textes étaient souvent des copies de copies. Pour prévenir de telles erreurs, des dépôts furent créés, où une copie fiable de référence était stockée : l’exemplar. Cependant, l’exemplar n’était pas relié comme un codex : il demeurait divisé en folios ou en cahiers. Pourquoi ? A cette époque, il ne s’agissait pas d’empêcher les copies d’être réalisées, mais au contraire de les encourager. Mais la copie était un processus long et complexe. Pour accélérer la production de copies, des folios séparés pouvaient être prêtés à différents copistes en même temps : tandis que l’on recopiait le premier folio, les autres pouvaient copier d’autres parties du texte. Ces dépôts d’exemplars préfigurent un rôle important pour les bibliothèques dans le futur.

A l’avenir, les bibliothèques et médiathèques donneront-elles accès à tout le monde sur Internet à des copies de référence de toutes les oeuvres publiées, y compris celles toujours couvertes par le droit d’auteur et commercialisées ? Ce sera sans doute le cas un jour : une part du rôle des bibliothèques de dépôt légal ou des bibliothèques de référence consistera à “semer” une copie de référence (to seed), au sens où on entend cette expression dans le cadre du protocole BitTorrent ou – plus probablement- de l’un de ses successeurs, c’est-à-dire d’initier la chaîne par laquelle des milliards de personnes pourront, si elles le désirent, accéder à ces oeuvres. Les archives ouvertes jouent déjà en un sens ce rôle aujourd’hui dans le domaine de la publication scientifique.

Toutefois, cela ne se produira certainement pas à court terme dans les secteurs où la création de nouvelles œuvres n’est pas majoritairement financée par des fonds publics ou par des institutions à but non lucratif. On peut imaginer une période de transition où le rôle des bibliothèques sera concentré sur le domaine public, compris au sens large du terme tel que le suggère Robert Darnton. Donner accès -avec des conditions de réutilisation totalement libres- au domaine public numérisé constitue déjà en soi une tâche immense, essentielle pour l’ancrage de notre culture dans son patrimoine. Donner accès aux oeuvres orphelines ou indisponibles, qui représentent la vaste majorité des oeuvres sous droits en ce qui concerne les livres et une part significative pour les autres types de média, est également une tâche essentielle de sauvegarde. Faire payer des redevances pour l’accès aux œuvres orphelines n’a pas de sens et ces dernières devraient pouvoir être utilisées grâce à un système de gestion collective sans compensation financière imposée aux utilisateurs. Un fonds de garantie devrait être mis en place par l’Etat pour protéger les utilisateurs au cas où un titulaire de droits réapparaitrait une fois qu’une œuvre orpheline a été rendue disponible. Pour permettre la republication des oeuvres indisponibles, la meilleure approche consiste à s’assurer qu’après une courte période de moratoire, les droits associés retournent des éditeurs aux auteurs. De nombreux contrats d’édition comportent de telles clauses, mais ce retour des droits aux auteurs devrait devenir une obligation légale.

Si la Contribution Créative consacrait un droit au partage hors marché entre individus, un débat public devrait avoir lieu à propos du statut des organisations à but non lucratif, et en particulier des institutions éducatives et patrimoniales. Ce serait un paradoxe que la consécration d’une nouvelle sphère d’échanges non marchands marginalise le rôle des institutions non marchandes existantes. Si la Contribution Créative était limitée au partage entre individus, elle devrait être complétée par une doctrine robuste de fair use (usage équitable) ou par un système élargi d’exceptions en faveur de la recherche, de l’enseignement, des bibliothèques et des archives.

PS : il me semble que ce texte gagne à être relu après avoir écouté la dernière édition de Place de la Toile, dans laquelle Jean-Michel Salaün parle du Web comme bibliothèque, revient, comme le fait aussi Philippe Aigrain, sur l’histoire de ces institutions et évoque leur évolution vers de nouvelles “architèques”.


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L’adresse originale de cet article est http://www.revue-reseau-tic.net/Que...

Via un article de calimaq, publié le 25 avril 2012

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