Dans le futur, les bibliothèques dernier rempart contre la censure ?

Chers père et mère, comment allez-vous ?

Moi, je vais bien.

On m’avait dit que l’air de Tokyo était pollué, mais il me semble plutôt respirable dans cette banlieue, à Musashino.

Je m’habitue à la vie au dortoir.

Mon vœu le plus cher a été exaucé : ils m’ont accepté à la bibliothèque. Mes journées sont entièrement consacrées à l’entraînement physique.

C’est par ces mots que commence le roman japonais Library Wars (Toshokan Senso en VO), par Hiro Arikawa, que j’ai découvert par hasard sur l’un des stands du Salon du livre, dont le pays invité cette année était le Japon.

C’est Iku, l’héroïne qui parle dans ce passage et l’on pourra s’étonner qu’une apprentie-bibliothécaire commence sa formation par un entraînement physique intensif (je n’ai pas exactement ce souvenir de l’ENSSIB…). Surtout que cet entraînement comprend aussi le combat à mains nues et le tir à l’arme automatique…

La raison de cette étrangeté, c’est que ce texte est un roman d’anticipation : l’action se déroule en 2019 dans un Japon ayant basculé dans une forme de dictature, où le gouvernement exerce une censure assidue sur les médias. Les bibliothèques constituent le dernier rempart de la liberté d’expression, qu’elles défendent jusqu’au bout, y compris par l’emploi de la force armée !

Les bibliothécaires de choc de Library Wars... Tremblez censeurs !

Le synopsis de l’article de Wikipédia consacré à cette série explique comment les choses ont basculé dans cet avenir dystopique :

Dans un futur alternatif, le Japon vient d’entrer dans l’ère Seika, au cours de laquelle règne une féroce bataille pour la sauvegarde de la liberté d’expression. Jugeant néfaste l’influence de nombre de livres et de journaux, le Gouvernement a en effet fait adopter la Loi d’amélioration des médias, qui crée notamment un comité d’amélioration des médias chargé de sélectionner et de confisquer toutes les publications (livres, revues, journaux…) estimées par lui porteuses d’influences négatives (bref, une censure légalisée). Horrifiés, les directeurs de bibliothèques s’allient et parviennent à faire voter la loi de sauvegarde des bibliothèques, qui crée le corps des bibliothécaires, une organisation paramilitaire disposant d’une légitimité officielle face au comité d’amélioration des médias (pourtant lui aussi issu d’une loi !). Une lutte politique, mais aussi armée (appelée Guerre des Bibliothèques), s’engage alors entre les deux formations pour prendre le contrôle des livres et médias indexés…

En l’an 31 de l’ère Seika, alors que la Guerre des Bibliothèques, qui fait maintenant rage depuis trois décennies, semble irrémédiablement entraîner le Japon sur la voie de la guerre civile, la jeune Iku Kasahara, hantée par le souvenir d’un homme qui, en s’opposant avec force à deux membres du Comité d’amélioration des médias, lui a permis d’acheter ce qui allait devenir son livre favori, décide, à l’insu de ses parents, d’intégrer le sélectif corps des bibliothécaires du Kanto…

Le roman a reçu le Seiun Award au Japon en 2008, l’équivalent du prix Hugo, récompensant les meilleurs ouvrages de Science-Fiction de langue anglaise. Library Wars a été décliné sous la forme d’un manga et d’un anime, dont voici le générique d’introduction :

La lecture du roman est assez particulière, car non content de se situer dans un univers étrange, l’histoire relève du genre japonais Shojo (à savoir romantique), faisant la part belle aux sentiments confus de l’héroïne, le tout entrecoupé de scènes d’action qui valent le détour (maîtrise musclée d’un lecteur s’apprêtant à découper une page dans une revue avec un cutter, intervention armée dans une librairie pour sauver des livres d’une saisie gouvernementale, etc).

J’ai cependant particulièrement apprécié un passage au début du roman, qui explique comment les choses ont déparé juridiquement, après le vote de la loi sur la censure des médias.

C’est en 1989, dernière année de l’ère Showa, que fut adoptée et mise en vigueur la Loi d’Amélioration des médias, malgré l’opposition de ceux qui jugeaient anticonstitutionnelle cette “censure légalisée”. Certes, elle avait pour but de réprimer toute forme d’expression qui portait atteinte aux droits de l’homme ou qui troublait l’ordre et la morale publics. Toutefois les pouvoirs conférés étaient flous et donc largement sujets à interprétation, comme s’ils eussent été laissés délibérément à l’appréciation de l’exécutif. Le texte pouvait même être agrémenté d’amendements ou de décrets d’application, cette compétence discrétionnaire étant confiée à un comité jouissant d’une totale liberté d’action [...]

Lorsque l’opinion eut enfin conscience des contours de la loi, un vif mécontentement s’exprima dans le pays, mais un texte, une fois voté, peut difficilement être remis en cause.

Dans ce contexte, la Loi sur la Liberté des bibliothèques vint à point nommé pour raviver l’espoir d’une résistance à la censure. Elle consistait en l’adjonction d’une quatrième section aux trois autres déjà existantes dans la loi sur les Bibliothèques :

Loi sur les Bibliothèques, 4e section. Liberté des bibliothèques :

Article 30. Les bibliothèques ont le droit de collecter librement des documents

Article 31. Les bibliothèques ont le droit de proposer librement des documents.

Article 32. Les bibliothèques protègent la confidentialité de leurs lecteurs.

Article 33. Les bibliothèques s’opposent à toute forme de censure injustifiée.

Article 34. Nous, bibliothécaires, unirons toutes nos forces pour défendre la liberté des bibliothèques chaque fois qu’elle sera violée.

[...] Comme avec la loi d’amélioration des médias, des modalités d’application pouvaient être apportées selon les circonstances. Il s’agissait en sorte de compenser un pouvoir discrétionnaire par un autre.

[... ] Le Comité d’amélioration des médias, établi par la loi du même nom, avait élu résidence au ministère de la justice. Des organismes délégués baptisés “Agences d’amélioration des médias” furent mis en place dans chaque préfecture du Japon. Ils avaient autorité pour interdire toute publication, film ou œuvre musicale qui, de leur point de vue, portaient atteinte à l’ordre et à la morale publics.

Concrètement, les agences d’amélioration avaient le droit d’examiner tous les produits reçus par les revendeurs, d’empêcher les éditeurs de distribuer des ouvrages, de faire obstacle à la diffusion d’émissions ou d’en corriger le contenu, voire d’ordonner aux fournisseurs d’accès Internet de bloquer des sites.

[...] Les bibliothèques avaient également bien changé en trente ans. Disposant du droit de collecter les œuvres de tous médias et de les présenter aux citoyens, elles étaient les seules à pouvoir s’opposer légalement au Comité d’amélioration et en constituaient donc l’adversaire majeur.

Face à l’accroissement brutal des démonstrations de censure des agences d’amélioration, les bibliothèques publiques durent renforcer leur sécurité. Les principales d’entre elles en vinrent à disposer de leur propre corps de garde.

Aussi la rivalité entre les Agences d’amélioration et les bibliothèques ne fit-elle que s’intensifier ; l’histoire de ce conflit est aussi celle d’une course à l’armement. Chaque nouvelle escalade était provoquée par le Comité d’amélioration, les bibliothèques adoptant, quant à elles, une stratégie défensive. Les interprétations élargies des deux lois avaient fait glisser la confrontation sur un terrain extralégal. La Justice ne pouvait intervenir tant que la propriété publique ou privée, ou que la vie des civils n’était pas menacée.

Les lois furent si dénaturées qu’on admit qu’il y eût des morts et des blessés dans les deux camps.

Le plus intéressant, je trouve, dans cette histoire, c’est que les articles cités ci-dessus de la Loi sur les Bibliothèques existent réellement. Il s’agit en fait de la version résumée des Intellectual Freedom Statements, publiés par l’Association des bibliothécaires japonais, initialement en 1954 et révisés en 1979. On peut trouver le texte complet sur le site de l’IFLA traduit en anglais et c’est bien cette déclaration qui, à l’origine, a inspiré cette histoire à la romancière.

Évidemment, il est assez tentant de faire quelques parallèles entre ce roman et la situation actuelle.

La censure des médias et d’Internet en particulier ressemble à un flot qui ne cesse de monter. Les lois LOPPSI, Hadopi, l’ACTA, les récentes déclarations au sujet d’un nouveau délit de visite habituelle de sites Internet, tout cet arsenal juridique converge lentement vers l’étouffement de la liberté d’expression. La France, je vous le rappelle, figure pour la deuxième année consécutive parmi les “pays sous surveillance” dans la liste dressée par RSF des Ennemis d’Internet. La dystopie n’est donc plus seulement une affaire de roman : c’est une réalité qui prend corps, brique après brique autour de nous. Cette censure rampante plonge ses racines dans une idéologie sécuritaire, mais aussi de plus en plus, dans une conception déséquilibrée et extrémiste de la défense du droit d’auteur, comme le rappelait récemment mon confrère Rémi Mathis sur son blog. Cette dérive n’est pas à prendre à la légère et elle soulève des questions troublantes sur l’état de nos démocraties. J’ai été glacé par exemple en apprenant que la semaine dernière, lors de l’examen par un comité du Parlement européen d’un projet de directive européenne sur les oeuvres orphelines, le vote a été purement et simplement truqué, alors (parce que ?) que le texte allait dans le sens d’un accès plus libre au savoir ! Voilà où nous en sommes…

Carte mondiale de la Cybercensure 2012, par RSF.

Face à cela, la position des bibliothécaires est parfois ambigüe.

Les bibliothécaires américains se montrent très attentifs à la question de la défense de la confidentialité de leurs lecteurs (privacy), après des années tourmentées passées à se débattre avec un Patriot Act qui a des répercussions sensibles sur les bibliothèques. La lutte contre la censure est aussi un cheval de bataille important pour nos confrères américains, qui organisent chaque année une Banned Books Week (BBW) pour célébrer la liberté de lire (Freedom to Read) et rappeler l’importance du premier Amendement de la Constitution protégeant la liberté d’expression.

Côté français, les choses me paraissent plus mitigées. Les bibliothécaires hexagonaux se sont déjà faits entendre lorsque la censure a frappé leurs établissements (affaire Orelsan ou affaire du catalogue de l’expo “Pour adultes seulement“). La profession s’était aussi mobilisée lorsque certains partis au pouvoir dans des municipalités entendaient porter atteinte à la pluralité des collections des bibliothèques, en pratiquant un “désherbage idéologique”. Mais je reste toujours sidéré de voir par exemple combien l’accès à Internet reste contraint dans nos établissements, avec dans certains cas des systèmes de filtrage qui vont bien au-delà des exigences légales ou des demandes d’identification des lecteurs que les termes de la loi n’imposent pas. Par ailleurs, même si l’IABD s’est plusieurs fois opposée au nom de la liberté d’expression à certaines évolutions dangereuses, que ce soit au niveau national ou international, il me semble globalement que les bibliothèques n’assument pas ou pas assez la fonction tribunicienne qui pourrait être la leur.

C’est pourtant à mon sens un des enjeux essentiels de la redéfinition des bibliothèques comme “troisième lieu” au sein de la Cité. Si l’on ne veut pas en effet qu’au nom de ce mot d’ordre, les bibliothèques soient réduites en des lieux hype de consumérisme techno-culturel, leur positionnement comme espace d’exercice effectif des libertés me paraît primordial. Et dans le contexte actuel de censure larvée en France, la question de la défense de la liberté d’expression est à prendre au sérieux. Elle a besoin de “lieux d’asile”. Les bibliothèques françaises sont-elles prêtes à jouer ce rôle, avec tout ce que cela implique ?

Dans son manifeste “La bibliothèque, une affaire publique”, récemment publié, l’ABF indique que “Les bibliothèques sont des lieux d’expression et de débat. Les bibliothèques encouragent dans leurs locaux et par leurs partenariats les pratiques de culture et de création y compris numérique. Elles accueillent des rencontres et débats qui contribuent à l’animation de la vie citoyenne.” Fort bien, même si ce genre de déclaration me paraît beaucoup moins nette que le texte fort et clair des bibliothécaires japonais. J’avouerais ne pas avoir été transporté par ce manifeste que je trouve avant tout teinté de corporatisme…

J’ai aussi hélas encore douloureusement en mémoire certaines réactions associatives à la tenue de la Copy Party, qui décidément ne passent pas et m’incitent à penser que l’autocensure, dans notre profession, est peut-être autant à craindre que la censure… Je songe également au titre d’un billet de Lionel Dujol, qui m’avait beaucoup frappé : “Ne faisons pas des abonnés de nos bibliothèques, les victimes de notre manque d’engagement“. A méditer…

Le cauchemar de la censure, ce n’est pas de la science-fiction ; c’est ici et maintenant, dans notre quotidien. Et sans aller jusqu’à prendre les armes, il me semble important que les bibliothécaires pensent au sens qu’ils veulent donner à leur profession dans un tel contexte.

My censorship. Par funadium. CC-BY-NC-SA. Source : Flickr

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L’adresse originale de cet article est http://www.revue-reseau-tic.net/Dan...

Via un article de calimaq, publié le 31 mars 2012

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