L’envie du pénal - Philippe Muray - 1992

Il y a vingt ans Philippe Muray détournait ironiquement l’expression freudienne « envie du pénis » pour nous pondre un article sur une société qui voit du « vide juridique » partout à combler au plus vite. quitte à nous ôter toujours plus de liberté et de responsabilité[1]. Lecture non politiquement correcte garantie !

Aujourd’hui non seulement rien n’a changé mais à bien des égards cela s’est amplifié. Les lois DADVSI, HADOPI, SOPA, ACTA… peuvent-elles aussi s’inscrire et s’expliquer dans ce constat et cette dynamique ?

Un extrait des Exorcismes Spirituels parus aux éditions des Belles Lettres en 1997.

Henry Spencer - CC by

L’envie du pénal

Philippe Muray - 1992

De cette légifération galopante, de cette peste justicière qui investit à toute allure l’époque, comment se fait-il que personne ne s’effare ?

Comment se fait-il que nul ne s’inquiète de ce désir de loi qui monte sans cesse ? Ah ! la Loi ! La marche implacable de nos sociétés au pas de Loi !

Nul vivant de cette fin du siècle n’est plus censé l’ignorer. Rien de ce qui est législatif ne doit nous être étranger.

« Il y a un vide juridique ! »

Ce n’est qu’un cri sur les plateaux. De la bouillie de tous les débats n’émerge qu’une voix, qu’une clameur « Il faut combler le vide juridique ! » Soixante millions d’hypnotisés tombent tous les soirs en extase. La nature humaine contemporaine a horreur du vide juridique, c’est-à-dire des zones de flou où risquerait de s’infiltrer encore un peu de vie, donc d’inorganisation. Un tour d’écrou de plus chaque jour ! Projets ! Commissions ! Mises à l’étude ! Propositions ! Décisions ! Élaboration de décrets dans les cabinets ! Il faut combler le vide juridique ! Tout ce que la France compte d’associations de familles applaudit de ses pinces de crabe. Comblons ! Comblons ! Comblons encore ! Prenons des mesures ! Légiférons !

Saintes Lois, priez pour nous ! Enseignez-nous la salutaire terreur du vide juridique et l’envie perpétuelle de le colmater ! Retenez-nous, ligotez-nous au bord du précipice de l’inconnu ! Le moindre espace que vous ne contrôlez pas au nom de la néo-liberté judiciairement garantie est devenu pour nous un trou noir invivable. Notre monde est à la merci d’une lacune dans le Code ! Nos plus sourdes pensées, nos moindres gestes sont en danger de ne pas avoir été prévus quelque part, dans un alinéa, protégés par un appendice, surveillés par une jurisprudence.

« Il faut combler le vide juridique ! » C’est le nouveau cri de guerre du vieux monde rajeuni par transfert intégral de ses éléments dans la poubelle-média définitive.

Il en a fallu des efforts, et du temps, il en a fallu de la ténacité, de l’habileté, des bons sentiments et des causes philanthropiques pour incruster bien profond, dans tous les esprits, le clou du despotisme légalitaire. Mais maintenant ça y est, c’est fait, tout le monde en veut spontanément. L’actualité quotidienne est devenue, pour une bonne part, le roman vrai des conquêtes de la Loi et des enthousiasmes qu’elle suscite. De nouveaux chapitres de l’histoire de la Servitude volontaire s’accumulent. L’orgie procédurière ne se connaît plus aucune borne.

Si je n’évoque pas ici les affaires de magistrats vengeurs, les scandales de fausses factures, la sombre révolte des juges en folie, c’est que tout le monde en parle partout. Je préfère aller chercher mes anecdotes en des coins moins visités. Il n’y a pas de petites illustrations. En Suède, tout récemment, un type saute au plafond d’indignation dans un film de Bergman qui passe à la télé, il vient de voir un père donnant une gifle à son fils ! Dans un film ? Oui, oui. Un film. À la télé. Pas en vrai. N’empêche que ce geste est immoral. Profondément choquant, d’abord, et puis surtout en infraction par rapport aux lois de son pays. Il va donc, de ce pas, porter plainte. Poursuivre en justice. Qui n’approuverait cet homme sensible ? Le cinéma, d’ailleurs, regorge d’actes de violence, de crimes, de viols, de vols, de trafics et de brutalités dont il est urgent de le purger. On s’attaquera ensuite à la littérature.

Dura lex, sed tex ! Il y a des soirs où la télé, pour qui la regarde avec la répugnance requise, ressemble à une sorte de foire aux lois. C’est le marché des règlements. Un lex-shop à ciel ouvert. Chacun s’amène avec son brouillon de décret. Faire un débat sur quoi que ce soit, c’est découvrir un vide juridique. La conclusion est trouvée d’avance. « Il y a un vide juridique ! » Vous pouvez fermer votre poste. Le rêve consiste clairement à finir par interdire peu à peu, et en douceur, tout ce qui n’est pas encore absolument mort.

« Il faut combler le vide juridique ! » Maintenant, l’obsession pénaliste se réattaque de front au plaisir. Ah ! ça démangeait tout le monde, de recriminaliser la sexualité ! En Amérique, on commence à diriger vers des cliniques spécialisées ceux à qui on a réussi à faire croire qu’ils étaient des addicts, des malades, des espèces d’accros du sexe. Ici, en France, on a maintenant une loi qui va permettre de punir la séduction sous ses habits neufs de harcèlement. Encore un vide de comblé ! Dans la foulée, on épure le Minitel. Et puis on boucle le bois de Boulogne. Tout ce qui se montre, il faut l’encercler, le menotter de taxes et décrets.

À Bruxelles, de sinistres inconnus préparent l’Europe des règlements. Toutes les répressions sont bonnes à prendre, depuis l’interdiction de fumer dans les lieux publics jusqu’à la demande de rétablissement de la peine de mort, en passant par la suppression de certains plaisirs qualifiés de préhistoriques comme la corrida, les fromages au lait cru ou la chasse à la palombe. Sera appelée préhistorique n’importe quelle occupation qui ne retient pas ou ne ramène pas le vivant, d’une façon ou d’une autre, à son écran de télévision : le Spectacle a organisé un nombre suffisant, et assez coûteux, de distractions pour que celles-ci, désormais, puissent être décrétées obligatoires sans que ce décret soit scandaleux. Tout autre genre de divertissement est un irrédentisme à effacer, une perte de temps et d’audimat.

Toutes les délations deviennent héroïques. Aux Etats-Unis, pays des lawyers en délire, les homosexuels de pointe inventent l‘outing, forme originale de mouchardage qui consiste à placarder à tour de bras des photos de types connus pour leur homosexualité honteuse, avec la mention absolute queer (parfait pédé). On les fait sortir de leur secret parce que ce secret porte tort, dit-on, à l’ensemble du groupe. On les confesse malgré eux. Plus de vie privée, donc plus d’hypocrisie.

Transparence ! Le mot le plus dégoûtant en circulation de nos jours ! Mais voilà que ce mouvement d’outing commence à prendre de l’ampleur. Les chauves s’y mettent, eux aussi ils affichent à leur tour des portraits, des photos de célébrités qu’ils accusent de porter des moumoutes (pardon, des « compléments capillaires ») ! On va démasquer les emperruqués qui ne s’avouent pas ! Et pourquoi pas, après ça, les porteurs de fausses dents, les bonnes femmes liftées, les cardiaques à pacemakers ? L’ennemi héréditaire est partout depuis qu’on ne peut plus le situer nulle part, massivement, à l’Est ou à l’Ouest.

« Le plus grand malheur des hommes, c’est d’avoir des lois et un gouvernement », écrivait Chateaubriand. Je ne crois pas qu’on puisse encore parler de malheur. Les jeux du cirque justicier sont notre érotisme de remplacement. La police nouvelle patrouille sous les acclamations, légitimant ses ingérences en les couvrant des mots solidarité, justice, redistribution.

Toutes les propagandes vertueuses concourent à recréer un type de citoyen bien dévot, bien abruti de l’ordre établi, bien hébété d’admiration pour la société telle qu’elle s’impose, bien décidé à ne plus jamais poursuivre d’autres jouissances que celles qu’on lui indique. Le voilà, le héros positif du totalitarisme d’aujourd’hui, le mannequin idéal de la nouvelle tyrannie, le monstre de Frankenstein des savants fous de la Bienfaisance, le bonhomme en kit qui ne baise qu’avec sa capote, qui respecte toutes les minorités, qui réprouve le travail au noir, la double vie, l’évasion fiscale, les disjonctages salutaires, qui trouve la pornographie moins excitante que la tendresse, qui ne peut plus juger un livre ou un film que pour ce qu’il n’est pas, par définition, c’est-à-dire un manifeste, qui considère Céline comme un salaud mais ne tolérera plus qu’on remette en cause, si peu que ce soit, Sartre et Beauvoir, les célèbres Thénardier des Lettres, qui s’épouvante enfin comme un vampire devant un crucifix quand il aperçoit un rond de fumée de cigarette derrière l’horizon.

C’est l’ère du vide, mais juridique, la bacchanale des trous sans fond. À toute vitesse, ce pseudo-monde en perdition est en train de recréer de bric et de broc un principe de militantisme généralisé qui marche dans toutes les situations. Il n’y a pas de nouvelle inquisition, c’est un mouvement bien plus subtil, une montée qui sourd de partout, et il serait vain de continuer à se gargariser du rappel des antiques procès dont furent victimes Flaubert ou Baudelaire : leur persécution révélait au moins une non-solidarité essentielle entre le Code et l’écrivain, un abîme entre la morale publique et la littérature.

C’est cet abîme qui se comble chaque jour, et personne n’a plus le droit de ne pas être volontaire pour les grands travaux de terrassement. Qui racontera cette comédie ? Quel Racine osera, demain, composer les Néo-Plaideurs ? Quel écrivain s’échappera du zoo légalitaire pour en décrire les turpitudes ?

Notes

[1] Crédit photo : Henry Spencer (Creative Commons By)

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Via un article de aKa, publié le 10 mars 2012

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